Sole povero

Même pauvre un soleil se lève aussi. Vous pouvez désormais vous procurer ce livre sur le site de Bruno Guattari Éditeur (ici). Grand merci à Bruno Guattari et Philippe Agostini pour ces encouragements en filigrane de leur confiance. Grand merci à Dominique Boudou pour sa forte postface et ses lumières additionnelles à mon Sole povero.



Comment s’appartenir quand l’ermite en soi brûle au lieu de méditer ? : par cette question qui sourd entre les mots, Sole povero nous laisse entrevoir que Stéphane Bernard est peut-être le poète des empreintes empêchées. Du poème au récit, tout à la fois lieux de mémoire, scènes de genre et questionnements méta-physiques, cette écriture révèle lentement ses nuances pour dire les échappées du réel, en soi et hors de soi. Elle est un cap au bout du geste qui panse les brûlures de la chair et de l’âme. Une telle écriture, qu’elle crache ou qu’elle ravale, résonne longtemps dans l’esprit du lecteur après qu’il a refermé le recueil.
D. B.

L'autre perfection

Pierre Puvis de Chavannes, Le Pauvre Pêcheur, 1881



Il n’y a rien ici. De la roche et de la terre brûlée.
Tout est ravagé par la lumière impitoyable.
Rien que des pierres et de petites parcelles
d’orge et de lentilles à la vie dure. Rien de cassé
à réparer. Rien n’est jeté
ni abandonné. Si on a besoin d’une table,
on paie un homme pour la fabriquer. Si on trouve
un mètre de fil de fer barbelé, on l’emporte chez soi.
On s’en servira. Les paysans ne rient pas.
Ils vont en ville pour rire, ou à des fêtes.
Une sorte de paradis. Toute chose est ce qu’elle est.
La mer est eau. Les pierres sont de roche.
Le soleil se lève et se couche. Une réussite
sans le moindre embellissement.

in Refusing Heaven, Jack Gilbert

Stations

Pierre Soulages, Peinture, 2009























L'amour fait,
je regarde tes cheveux défaits.
Dessous le ponton
des poissons se tortillent
dans le courant.

*

Ta silhouette change.
Tes lèvres restent closes
et je n’ose rien dire.
Nous ne devinons pas que je vais être heureux
de ce que tu dois m’annoncer.

*

J’écris un poème,
il célèbre la nuit où je t’ai donnée plus que ma chair.
Les mois passent, 
et tu me donnes un poème
qui boit du lait.

*

Une nuit, parmi toutes ces personnes
d’un coup il en manquait une.
Et je t’ai retrouvée
repliée sur toi-même
dans les ténèbres, voulant renaître.

*

Nos destinations nous déchirent.
Tu te quittes quand je vais à moi.
Ce même bagage à la main
nous avons sauté
dans deux trains qui se croisent.

*

De toi à ton ombre il m'aura fallu quinze ans
pour te voir dans ton entier.
Un dahlia
dont l'ombre est celle du chardon.
Qui l'eût cru ? 

in Stations : 32 tankas

Les gemmes

Hans Bellmer, Erotique I, 1970



Nous nous cachons
mutuellement nos actes
commis en dehors
du cadastre de notre histoire.

Terras incognitas.

Et leurs traces,

pour les effacer vite
dans le plus grand secret,

nous les mêlons
accidentellement

dans le grand tambour
d’une vie commune.

Ces traces l’une contre l’autre 
des actes se frottent,

dissolvent les gemmes.

Terras incognitas
avec prières de pluie.

Le grévillier

Willem de Kooning, Interchange, 1955



























Une larme blanche que sertit un flamant miniature.
Je tends une main curieuse vers la petite fleur rose.

Le rostre de ce qui est sans en avoir l’air une feuille
me foudroie. Mon doigt brûle un peu et je n'oublie plus

toute une heure le grévillier luxuriant idéalement
dominé par le taille-haie en un pavé parfait.

De la parallélépipédie idéale de ce grévillier, et à
la façon dont lui échappent, timidement indisciplinées,

ses propres étranges fleurs, une idée monte, se libère :
qu'il est, ce buisson réglé par la main d’homme,

l’image même de l’esprit de l’homme. Une phalange.
Un monstre géométrique corsetant tout le fouillis

lancinant des cellules et synapses en soutènement de
l’efflorescence des pensées, des imaginations fragiles.

Il n'y a pas d'art vulnéraire

Susan Hiller, Homage to Joseph Beuys First Aid, 1969-2016




















et écrire ne guérit rien,
nettoie seulement parfois
la plaie. Et c'est par

ce soin même qu'il lui
prodigue qu'un poème vibre
du mal qui le compose.

in Salle d'attente

Empédocle

Nicolas de Staël, Agrigente, 1953



« J’ai rêvé d’un suicide où dans la conquête et le dépassement de la mort il me serait loisible de regretter pour la première fois le monde, de poursuivre mon geste avec la certitude qu’il est absurde et vain. Je devine, en mes chairs, un fourmillement d’êtres oisifs qui n’attendent que ma mort pour naître. »

Quarante ans de méditation ont conduit Empédocle dans le cratère du Stromboli. À cet instant, pour la première fois, il a vu un volcan, un ciel bleu, une fumée sulfureuse, une mort apprise chaque jour et enfin récitée dans le feu de la terre.

in À l’orée du pays fertile, Jacques Lacarrière

Technicien du sacré

Cy Twombly, Untitled, 1972






















« Les chants sont des pensées, exprimées par le souffle lorsque des forces puissantes traversent les individus & que la parole ordinaire ne suffit plus à les traduire. L’homme est alors entraîné, tel un bloc de glace dérivant au fil du courant. Ses pensées obéissent au flux d’une force — qu’il éprouve joie, crainte ou tristesse. Les pensées peuvent le submerger comme un déluge inattendu, lui coupant le souffle et faisant battre son cœur. Un phénomène semblable à une altération du climat le maintiendra dans cet état de dégel. Et il peut arriver que nous qui nous sentons si petits éprouvions plus encore notre petitesse. Et que nous ayons peur de nous servir des mots. Mais il peut aussi arriver que les mots dont nous avons besoin sortent d’eux-mêmes. Et quand les mots dont nous voulons nous servir viennent ainsi de leur propre chef — nous avons un nouveau chant. »

in Les Techniciens du sacré, Orpingalik (esquimau Netsilik)

Fauves

Henri Rousseau, La charmeuse de serpents, 1907




















À minuit sur cette grand-place déserte à Dinard, nous buvons
nos bières dans ta petite caravane de gardien improvisé de cirque.
Tu nous dis : « Vous voulez voir une chose extraordinaire ? »
Bien sûr nous quittons la petite cabane sur roues, te suivons.
La nuit est belle et tranquille. Au loin, sur tout le périmètre,
les maisons ont clos leurs volets, les feux sont éteints et nous
nous glissons par une fente dans la toile, nous nous immisçons
dans les ténèbres. Des ténèbres à chaque pas à l’odeur plus fauve.
« Attention, nous préviens-tu, ne vous approchez pas trop. »
Et avançant l’odeur fauve ne se contente plus de se densifier.
Elle s’incarne. Fait craquer les planches des cages indistinctes,
projette d’une ocre très assombrie des ondoiements souples
presque imperceptibles. Se dote d’yeux gros comme des poings,
billes à roulement de mécaniques d'Afrique. Arrivés à un mètre
un tonnerre de chair tout près soudain gronde, et nos corps
sont pris dans cet étau des ténèbres et du rugissement cosmique
des lionnes. Puis les gueules claquent un peu. Sans aucun effort
elles passent nos êtres au crible de leur flair, font un tour sur
elles-mêmes, se laissent retomber nonchalamment dans le foin,
fixent sur nous leurs quatre globes au noir stellaire. Une seule
chose brille encore dans l’obscurité, et c’est dans leurs yeux
nos toutes petites vies à l’état de points. Notre souffle est coupé
à la fois par cette beauté non préméditée et par une peur primitive.
Ou primale. Car de retour dans la petite caravane nos cœurs
battent à nouveau mais plus librement dans la nuit chaude.
Nous nous remettons à boire et nous rions doucement. Pour
remercier. Encore stupéfiés. Pudiques aussi. Quand une lionne
rugissant dans un rêve à moins de vingt mètres, fait trembler
ce sol de fortune sous nos pieds un minuit tranquille à Dinard.

Géologie du moi

Emil Nolde, Danse autour du veau d'or, 1910






















« Nous portons les peuples anciens dans nos âmes et lorsque la raison ultérieurement acquise se relâche, comme dans le rêve ou l’ivresse, ils émergent avec leurs rites, leur mentalité prélogique, et nous accordent une heure de participation mystique. Lorsque la superstructure logique se détend, lorsque l’épicrâne, las de l’assaut des états prélunaires, ouvre les frontières de la connaissance autour desquelles il y a toujours lutte, alors apparaît l’ancien, l’inconscient, dans la magique transmutation et l’identification du moi, dans la première expérience du partout et de l’éternel. Le patrimoine héréditaire des encéphales se situe plus profondément encore et est impatient de s’exprimer : si l’enveloppe est détruite dans la psychose, de la substructure primitivo-schizoïde émerge, poussé vers le haut par les instincts primaires, le gigantesque et archaïque moi instinctif, se déployant sans limite à travers le sujet psychologique en lambeaux. »

in La structure de la personnalité (esquisse d’une géologie du moi), Gottfried Benn

Le feu fleuve

Mark Rothko, No. 8, 1952




























À sept lieues d'ici il y a
cette falaise qui rouille,
ou ocre (selon l’heure).
Non pas à cause de l’or
qu'elle a contenu mais
du fer qui la compose
encore. Lèvre nord d’un
fleuve disparu, par la mer
faite orpheline de sa rive
sœur : rive emportée, fleuve
noyé, pour la dernière
fois vu par un homme
qui gutturalisait odes
et ordres, peignait la bête
à l’oxyde de fer dans
un boyau noir. Aujourd’hui
vingt mille ans ont passé,
toute la côte est effilée
comme une lame. Lame
d’ambre, lame rouillée
(selon l’heure). Et c’est
par une ironie toute géologique
que cette lame est aussi
sa stèle solaire au-dessus
du fleuve tué, sacrifié.

Vous m'avez fait habiter une morte

Gerhard Richter, I.G., 1993























Comme des nécrophores
il fallait habiter la morte.

A peine avais-tu fait poser
la petite dalle blanche
comme une gomme qui n’effacerait rien,
tu gardas la main à la pierre

et fis bâtir une maison à la limite
de deux villes et dans aucune.

Cette maison devint assez vite 
le mausolée de ma sœur. Assez vite
je n’y eus aucune fonction. Ni fils ni frère.

Ou peut-être mendiant, ou feutier.
De ma propre vie,
de mes (appelons ça comme ça) prières.

Les murs se couvraient de tapisserie à mesure
que mes couilles se couvraient de poils.

Tu te battais avec les eaux usées,
je me battais avec les larmes et l’acné.

Tu maçonnais une enceinte, 
je me terrais dans mon cubiculum,
ma chambre, pièce jamais assez secrète
quotidiennement violée
par ta genitrix au cœur de marbre.

Je n’ai jamais eu la clé.

J’entrais par le garage,
où seul un cerbère échevelé, 
dont je ne saurai jamais si je l’ai haï
ou aimé, me saluait en mordant.

Puis le silence était la langue
commune. Un froid de mort
la torche qui brûlant la plante
du pied indiquait le chemin.

Ce cubiculum, cette chambre.
Je me barricadais de livres.

Alors, à grands coups de plumes,
de ruades d’ailes de tétras, de cygne
ou d’ange, j’inventais dans mon cube
un code tendre invisible à votre œil dur.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Léautaud ou l’œdipe tranquille

Izis, Paul Léautaud, 1950





























Léautaud, ou l’œdipe tranquille... L'auteur raconte dans ses mythiques entretiens avec Robert Mallet la mort de son père — au chevet duquel il aura passé « quatre jours et cinq nuits » à noter, observer sous toutes les coutures les progrès de la mort sur le visage et dans la respiration de ce dernier, et dans un but qu'il ne se cachait pas : préparer la matière d'un livre qui serait au final prise à celle qui se retirait de son géniteur. Quand il eut appris, quelques heures avant de commencer de le veiller, l'état terminal du moribond, on était mardi gras et Léautaud eut aussitôt ces mots : « Quelle singulière idée, pour un mardi gras, que de s'habiller en mort ! » Évoquant cet instant où il s'occupe à étudier avec un cynisme qui lui est assez naturel la mort de son propre père, il note ceci : « Ah ! comme je l'ai regardé, et regardé, ce visage de mon père en train de mourir, ce visage qui changeait et s'abîmait au fur et à mesure. C'était en moi comme une curiosité, un attrait irrésistibles, et je ne sais quoi au monde ne m'aurait pu retirer de là. » — Quant à cette visite, alors âgé de vingt-neuf ans, à sa mère (quarante-cinq ans à cette époque) qu'il n'avait pas revue depuis des années, il confesse ses regrets de n'avoir pu la posséder dans la chambre où un soir elle l'avait laissé entrer tandis qu'elle commençait de se déshabiller. Cette scène réactivait un souvenir qui lui était cher, et en rapport avec cette femme qui lui était pourtant demeurée une étrangère rarement apparue dans sa vie. Un souvenir où lorsqu'il avait dix ans elle l'avait serré, presque nue, contre elle. Il avoue sans le moindre sentiment de culpabilité qu'il a demandé à sa mère, ce soir-là, de rester pour la nuit dans sa chambre. Elle refuse. « Alors, n'est-ce pas, moi, je vous dis, j'étais très nigaud dans ces choses-là, et puis je suis très sensible aux paroles de refus, ça me décourage, ça me glace. Alors, si j'avais fait un peu le hussard... si j'avais pris les choses, voyons, avec hardiesse et gaîté... » Puis répondant à Mallet qui réagit à cette drôle de confession en disant que sa mère l'aurait tout simplement mis à la porte, il ajoute : « Mais non ! Il aurait fallu que je sois plus entreprenant ! »

*

La voix de Paul Léautaud est encore une branche solide à laquelle s'accrocher ; avec les bourgeons de ses rires ; ses exaspérations, fugaces secousses de la feuillée : Robert Mallet est un maître-arboriste très consciencieux. Voilà quelle pensée me vient, quand à travers la vitre sale, à travers l'arbre nu dans l'hiver, je note la présence d'une mouette sur fond bleu. Du haut de son toit, elle semble tendre l'ouïe ; écouter la voix radiophonique venue d'un autre âge.

in Salle d’attente

Manie égalitaire de l'uniformité

Orson Welles, Citizen Kane, 1941





















« Mais il ne suffit pas de faire, en ce qui concerne les inventions modernes, les réserves qui s'imposent en raison de leur côté dangereux, et il faut aller plus loin : les prétendus « bienfaits» de ce qu'on est convenu d'appeler le « progrès », et qu'on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l'on prenait soin de bien spécifier qu'il ne s'agit que d'un progrès tout matériel, ces « bienfaits » tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur « bien-être » ; nous pensons, pour notre part, que le but qu'ils se proposent ainsi, même s'il était atteint réellement, ne vaut pas qu'on y consacre tant d'efforts ; mais, de plus, il nous semble très contestable qu'il soit atteint. Tout d'abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n'ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu'il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l'agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus ; osera-t-on soutenir que, pour ceux-là, ce soit un « bienfait » que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ? On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd'hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable ; là comme dans le domaine politique, la majorité s'arroge le droit d'écraser les minorités, qui, à ses yeux, ont évidemment tort d'exister, puisque cette existence même va à l'encontre de la manie « égalitaire » de l'uniformité. Mais, si l'on considère l'ensemble de l'humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d'aspect : la majorité de tout à l'heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n'est-ce plus le même argument qu'on fait valoir dans ce cas, et, par une étrange contradiction, c'est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu'ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme cette « supériorité » n'existe qu'au point de vue matériel, il est tout naturel qu'elle s'impose par les moyens les plus brutaux. Qu'on ne s'y méprenne pas d'ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n'est qu'une simple hypocrisie « moraliste », un masque de l'esprit de conquête et des intérêts économiques ; mais quelle singulière époque que celle où tant d'hommes se laissent persuader qu'on fait le bonheur d'un peuple en l'asservissant, en lui enlevant ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire sa propre civilisation, en l'obligeant à adopter des murs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l'astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c'est ainsi : l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre; comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d'ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu'un « paresseux » ; sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux, il n'y a qu'à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans des milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n'y a plus aucune place pour l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent; il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la manie anglo-saxonne du « sport » gagne chaque jour du terrain : l'idéal de ce monde, c'est l' « animal humain » qui a développé au maximum sa force musculaire ; ses héros, ce sont les athlètes, fussent-ils des brutes ; ce sont ceux-là qui suscitent l'enthousiasme populaire, c'est pour leurs exploits que les foules se passionnent ; un monde où l'on voit de telles choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin. »

*

« Nous entrons dans un temps où il deviendra particulièrement difficile de « distinguer l'ivraie du bon grain », d'effectuer réellement ce que les théologiens nomment le « discernement des esprits », en raison des manifestations désordonnées qui ne feront que s'intensifier et se multiplier, et aussi en raison du défaut de véritable connaissance chez ceux dont la fonction normale devrait être de guider les autres et qui aujourd'hui ne sont trop souvent que des « guides aveugles ». On verra alors si, dans de pareilles circonstances, les subtilités dialectiques sont de quelque utilité, et si c'est une « philosophie », fût-elle la meilleure possible, qui suffira à arrêter le déchaînement des « puissances infernales » ; c'est là encore une illusion contre laquelle certains ont à se défendre, car il est trop de gens qui, ignorant ce qu'est l'intellectualité pure, s'imaginent qu'une connaissance simplement philosophique, qui, même dans le cas le plus favorable, est à peine une ombre de la vraie connaissance, est capable de remédier à tout et d'opérer le redressement de la mentalité contemporaine, comme il en est aussi qui croient trouver dans la science moderne elle-même un moyen de s'élever à des vérités supérieures, alors que cette science n'est fondée précisément que sur la négation de ces vérités. Toutes ces illusions sont autant de causes d'égarement ; bien des efforts sont par là dépensés en pure perte, et c'est ainsi que beaucoup de ceux qui voudraient sincèrement réagir contre l'esprit moderne sont réduits à l'impuissance, parce que, n'ayant pas su trouver les principes essentiels sans lesquels toute action est absolument vaine, ils se sont laissé entraîner dans des impasses dont il ne leur est plus possible de sortir. Ceux qui arriveront à vaincre tous ces obstacles, et à triompher de l'hostilité d'un milieu opposé à toute spiritualité, seront sans doute peu nombreux ; mais, encore une fois, ce n'est pas le nombre qui importe, car nous sommes ici dans un domaine dont les lois sont tout autres que celles de la matière. Il n'y a donc pas lieu de désespérer ; et, n'y eût-il même aucun espoir d'aboutir à un résultat sensible avant que le monde moderne ne sombre dans quelque catastrophe, ce ne serait pas encore une raison valable pour ne pas entreprendre une œuvre dont la portée réelle s'étend bien au-delà de l'époque actuelle. Ceux qui seraient tentés de céder au découragement doivent penser que rien de ce qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu, que le désordre, l'erreur et l'obscurité ne peuvent l'emporter qu'en apparence et d'une façon toute momentanée, que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total, et que rien ne saurait prévaloir finalement contre la puissance de la vérité ; leur devise doit être celle qu'avaient adoptée autrefois certaines organisations initiatiques de l'Occident : Vincit omnia Veritas. »

in La crise du monde moderne, René Guénon

Les pommes

Georges Seurat, Garçon nu assis, 1883





























Pendant qu'il baisait ma mère sous la tente
je tirais dans les pommes avec son pistolet.

L'air marin ne passait pas la ganivelle des arbres,
le champ où nous campions l'été était torride.

En slip de bain je chargeais de plombs l'arme
lourde dans ma main d'enfant, visais les pommes

au bout des branches avachies. La gamine
de l'autre tente au bout du champ me rejoignait.

Elle vivait comme moi, seule, presque nue,
deux ans de plus, et quand je fuyais ses baisers

elle glanait une pomme dans l'herbe sèche,
d’une main la faisait rouler contre son sexe.

Le silence régnait sur le champ. Nul oiseau.
Parfois de la tente parvenait un râle, un rire bref.

Je la regardais faire. Je la regardais me sourire
en le faisant. Recommençais à tirer dans les pommes.

Une était empalée sur chaque piquet porteur,
amulette contre la foudre qui ne protège pas.

Fruit là par le folklore comme nous étions là.
Qui comme nous brunirait jusqu’au grand départ.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Primitif

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, Attese, 1965





















Je marche sur la grève
avec le vent (en sa compagnie
et poussé par lui), les genoux
pris dans trente sillons de
poussière de sable fusant —
harde de mustangs fantômes
fuyant droit devant. Je vais
avec le flux, à l’unisson de
la vie et sa transparence grise.

Je pense : J’invente les rapports
des choses entre elles, mais
jamais les choses. (« Inventer »
dans le sens aussi du « trouver »
des découvreurs de choses.)

Après je suis arrimé
à ce banc et le banc est boulonné
à la pierre de la terrasse. Je suis
immobile et j’ai les mains nues,
pourtant comme cette fille
accroupie parmi les fleurs-cigarettes
et les agapanthes je prends
des photos. Par exemple,

les feuilles brunes bruissent,
rideau de perles qu’on ouvre
mais sur quoi ? Et puis ça
encore : les grandes pierres
varient, leurs joints varient
et le sol est absolument uni.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Délivre

Georg Baselitz, Nero Oro, 2019























C'est là dans ce parc né d'un marais
comblé par les gravats d'une guerre,
hérissé d’herbe fade, de pins tortueux
que calment la bombe d’une colline,
le bénitier d’un étang,

que tes seize printemps

décident contre tel saule
de ta reconstruction solitaire.

C’est là que tu troques l’amour malheureux

contre l’amour malheureux.
(Ta famille ne te comprend plus,
tu comprends mal cette fille.)


C’est là que tu plantes l’amour malheureux
pour une passion sûre : cette croix
des faux édens, des spiritueux,

des montées qui t'allongent.

Mais c’est là aussi que tu stabilises ta croix
par la jointure de deux mains

et le dos fort d’un livre.

Vingt ans et quelques.
De retour, ta croix laissée derrière

(sauf peut-être l’amour),
tu traînes encore comme un délivre
la vomissure des mots

à la jointure d’un livre.

C’est là que tout s’est joué. Vraiment ?

Un livre. L’homme, quatre fois détruit

quatre fois reconstruit, aujourd'hui
lit, médite dans le parc inchangé.
Marche sur cinquante hectares de marais
comblé par les gravats d'une guerre.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Le souffle

Geneviève Asse, Ouverture de la nuit, 1973
























Une patience
absolue.
Les arbres sont enfoncés

à mi-cuisse dans le
brouillard. Le brouillard
lentement inonde

la colline.
            Des toiles d’araignées
blanches, l’herbe

foulée là où les daims
sont venus voler des pommes.
Du ruisseau
jusqu’au sommet de la colline
qui émerge du brouillard
les bois ne lâchent
nul oiseau.
Une patience si
absolue qu’elle n’est
rien d’autre que
le bonheur lui-même, un souffle
trop paisible pour qu’on l’entende.


in Un jour commence, Denise Levertov

Nava Ulysses

Nicolas de Staël, Agrigente, 1954





















Le vraquier Nava Ulysses
sous pavillon des Îles Marshall,
sa coque rouge brique fend
l’étendue liquide turquoise ;
ses quatre grues, sa cabine jaunes
glissent sur le bleu du ciel.


Lui et moi  je longe la plage
 marchons un temps au pas.
Puis le long navire me quitte.


Il y a moins de deux heures
devant les royales funérailles
mon cœur aussi marchait au pas.


Au pas des cent quarante-deux
marins de guerre tirant un cercueil
avec une corde. Au pas d’une

Fantaisie et fugue de Bach.

Et saint Paul dit : « De même
que nous n’avons rien apporté

dans ce monde, nous n’en
pourrons rien emporter. » Et le
cornemusier joue Dors, chère,

dors, que mon esprit spontanément
transcode en Dors, chair, dors.

Le vraquier Nava Ulysses s’éloigne.

Avec les grues de mes yeux
je saisis ces rouge, turquoise,
jaune, bleu et les jette tout à vrac

dans ma cale ; avec le chœur
tu de Westminster et l’écume
blanc-gris des oiseaux limicoles.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Albizias

Mark Rothko, No.14, 1960


























Vigie à la hune de mon balcon,
mon « balcon de la tranquillité
au-dessus des contingences »
(Su Dongpo l’aurait dit comme ça),
je fends cette mer des albizias :
c'est une capiteuse et puissante

copulation de lavande et citronnelle
qui me pénètre et m’arraisonne.

Aujourd'hui l'odeur du monde

ne dit rien de l'image du monde,
harponne une image trompeuse.
Le vent est si fort dans le monde,

il désunie son odeur, son image.

Et ces jours incendiés consument
le corps dans une contrefaçon

d’éternité qui affole l’âme. Puis
la nuit con sordina tombe, prend
son temps à rafraîchir torse et

membres. Et la tête est alors une
stèle où graver une pensée calme.

On passe sa vie à se trouver

bien à rien foutre, manière de prier.
Ou à se trouver bien en suspens
sous les tropismes ; le désir,

l’instinct. Et dans l’autre confort
du fantasme c’est en moi l’ermite
qui brûle ou le furibond qui médite.

Jamais ni équilibre ni su opter.
Toujours vécu trop ou pas assez.
Alors peut-être je n’ai jamais vécu.

La canicule endormie je m’accoude
au cœur de la nuit nu à la table
sur le balcon, ferme les yeux.
Le vent par à-coups me caresse,
me fait une chemise douce, qui
ondoie, me caresse. Les murs
pauvres, les fleurs, la rue, leurs
parfums se mêlent. Je hume. Le
silence dans la ville, dans les chambres.
Les parfums des albizias, des
détergents endormis m’enivrent.

Clic. On a déclenché la lumière
automatique à l’entrée de l’immeuble
voisin. Un chat. Prêt à bondir
là haut dans une fenêtre noire,
mais soudain il se fige. Suspendu
lui aussi. A l’orée du cercle de
lumière un congénère s’éveille.
Duel de regards ; émerveillement
des regards. La lumière s’éteint.

Cette brise brève, par à-coups
dans la canicule endormie,
c’est la respiration de la bête
monde qui dissout dans l’air
l’état dernier de ta croix. Les
clous de tes sens te gravent
dans le silence noir. Être ça,
à peine donc. Ou rien. Ou chose.
Plus que ce corps nu dans la
nuit. Et cela suffit. Comment
tu peux encore en être surpris.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Ni mort ni vivant

Mike Nichols, Le Lauréat, 1967





















« Puisque Julien ne voulait rien faire Dieu l'a laissé mourir. Et puisque Julien voulait tout de même faire quelque chose alors Dieu l'a aussi laissé vivre. Oisiveté ? Grève ? Exil ? Allez donc savoir. Julien est là allongé dans son lit, comme un saint qu'on vient d'embaumer et qui n'est ni mort ni vivant. »

in Porcherie, Pier Paolo Pasolini

L'aurore

Nicolas de Staël, Les Toits, 1952





























La flèche de la chapelle Saint-Martin
te fixe à ton retour, fusée de silence
qui jamais ne s’arrache à la fumée verte
inerte de la canopée des chênes.

Les murs ont aussi des lèvres.
La voisine est silencieuse.
Ils ont aussi des lèvres, oui,
et parfois ils se taisent.

Le tendre halètement de l’aube affleure,
invisible frai de baisers à ton cou, à tes poignets.

Le poids léger d’une laine chère tombe en manteau
mais n’empêche pas le corps de trembler.

Toute la nuit dehors tu as échoué à couper ton cœur
et c’est l’aurore.
Ta fenêtre bée, le jour point.
Mais le sang est sans nuit, ne porte aucun conseil.

C’est l’aurore,
l’alcool berce les cellules et l’océan les céphalopodes.
D’autres trucs encore
n’agissent plus ou pas encore.

Par exemple ta main tremble, avec le bras et le diamant,
et le disque noir tourne, vite
et le disque jaune monte, lentement.

Tes paupières tombent.
Tes lycéennes en bas rient ici dans Mozart.
Son Requiem craque
et son air de deux airs en carton
a des cernes de vin.

Yeux fermés, verre à la main
comme une loupe mentale.

L’aurore et les rires dans l’aurore.
Et l’aurore, les rires, le Lacrimosa et le frai du vin
mauvais de moins en moins dans le sang.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Le Mystique

Edward Hopper, Office in a Small City, 1953





















Le Mystique. Quand elle le nommait
ainsi tu ne connaissais pas le mot
mais au fond tu savais.  Alors tu

t’interroges sur ta nouvelle habitude.

Chaque matin à la même heure, les
mains dans les poches, plongé dans tes

pensées, d’un pas calme tu passes sous
cette fenêtre aujourd’hui vide d’où

elle et toi il y a trente ans épiez cet

homme chaque matin à la même heure
qui d’un pas calme passait les mains
dans les poches plongé dans ses pensées.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Croix de cerf

True Detective, 2014




















Une place est laissée au cœur, où loger l'amour.
Cette place en lui laissée vacante le sans amour
la sent se calcifier, s'endurcir, et son cœur le blesse.

Le cerf aussi a un os au cœur, et il bondit et brame.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023