Dans l’anachorèse des jardins

Federico Fellini, Satyricon, 1969





















« Le pessimisme rigide avait toujours été la pose romaine. Il fallait être sérieux jusqu’à l’austérité, solennel jusque dans le désir luxurieux et sarcastique, calme jusqu’à la lenteur, grave jusqu’à la tristesse. La crainte d’être dupe, la méfiance totale envers la raison (envers le logos des Grecs) les désignent encore et constituent le fond de leur crudité et de leur réalisme. Ils croyaient au "progrès  négatif". Ils croyaient qu’il y avait un progrès de la cruauté dans les tyrannies. Ils croyaient que le temps, vieillissant à force de progresser, accroissait la hideur de la terre et augmentait l’horreur au fond des âmes. Cette croyance à l’empirement désastreux de tout et le devoir de s’en séparer dans l’anachorèse des jardins et l’autarcie des villa ou des insula ou des déserts (eremus) constituent la clé de leur conservatisme. Tout changement était un empirement. »

in Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard

Du sel sur la hache

Paul Klee, Mazzarò, 1924






















Je me suis lavé, de nuit, dans la cour, 
Le ciel brillait d'étoiles grossières. 
Leur lueur est comme du sel sur la hache,  
Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit. 
 
Le verrou est tiré sur le portail 
Et la terre, en conscience, est rude. 
De trame plus pure que la vérité 
De cette toile fraîche, on n'en trouvera pas. 
 
Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel 
Et l'eau glacée se fait plus noire,  
Plus pure la mort, plus salé le malheur, 
Et la terre plus vraie et redoutable.

In Simple promesse, Ossip Mandelstam

Dans un La Tour

Mark Rothko, Black on Maroon, 1958





















Il n’y a plus le moindre bourdon atomique dans l’air.
Les élytres électriques se sont tus. Tout le quartier a sombré

dans des ténèbres complètes un peu avant minuit. Alors
je suis ici, à cette table face à la baie et je relis le poème n° 9

du Requiem d’Akhmatova à la lueur d’une seule bougie.
Je lève instinctivement la tête. Fixe la vitre. Miroir

absolument noir. Un peu de visage : front, pommette, nez.
Des lambeaux d’une main, le coin supérieur d’une page.

Et mon œil qui me regarde, goutte de cire tombée
dans le visage. « ... Ni les ombres tremblantes des tilleuls,

ni ce bruit léger, au loin : les derniers mots qui veulent consoler. »
La peau de la main, du visage, et le papier, sont roses

sous la flamme. Flamme raide sur son trait de cire. Et
je soupire, la lumière tremble. Vivre au risque de la tarir.

Antédiluviens

Balthus, Les enfants Blanchard, 1937
























Je ne la pleure pas. Je ne me souviens pas
de l'attachement que j’avais peut-être eu.
Les sentiments sont antédiluviens. Ils montent
mais se terrent. Des lézards. Alors la pierre

est un banc pour l’âme. Ce grand pavé blanc,
posé là, dans l'herbe sous les fleurs du joli
clos où poudroient les enfants morts, n'a plus,
et depuis longtemps, de sens qu’en tant

qu’il est la clé de voûte par quoi je tiens tête
à l’enfance : l’arc du temps de l’enfance,
l’arc du temps d’homme y reposent front à front.
Et le jouet est solide, qui contient l’arme.

Supplice des auges

Francis Bacon, Two figures at a window, 1953



























Ce dont je me nourris me tue.
Ce compost de mots,

c'est la bière que je me crée,
où je repose 

et son catafalque,
et mon supplice des auges.

Réplique

William Turner, Lever de soleil et monstres marins, 1845






















                                                        L'un des secrets de cette sensation esthétique
                                                        que produit la nature, c'est l'absence de l'Homme.
                                                                                                                        Iñaki Uriarte

J’ai pensé que le tableau de la mer, vraie nature,
me dédommagerait de ce que j’ai tout à coup
clairement ressenti que chaque chose produite

par l'homme en dehors de l’art est sinistre.
Et j’ai eu tort. Très basse. Une brume qui remplit
les bouches, et des silhouettes qui fouillent

sa vase. Et loin de ces « autres », à mes pieds, poli
par l’eau, le sable : un segment de tronc, réplique exacte
mais « taille dieu » d'un fémur justement d’homme.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Une plaie sans corps

Adolph Gottlieb, Crimson Spinning #2, 1959



Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ?
Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures.
Avec le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels.
Avec le temps, le corps désiré ne sera bientôt plus,
et si le corps désirant a déjà cessé d’être pour l’autre,
ce qui demeure, c’est une plaie sans corps.

Samura Koichi (in Sans Soleil, Chris Marker, 1983)

La mort au printemps

Mark Rothko, Seagrams Murals, Panel One, 1958


























                                    Et la terre et les êtres je ne les séparais pas.
                                                                                           Marcel Proust

C’est la reconstruction et l’enfant
cherche sa tortue dans le jardin
bombardé d’iris et des fleurs des lilas.
Quand il la trouve elle dort, tête

et pattes rétractées. Il attend.
Perd patience, la retourne. Un fleuve noir
de fourmis cataracte d’une carapace vide
et ton père découvre la mort.

Aujourd’hui les graines de l’été
lèvent leur dormance où repose
ta sœur : les îlots des jonquilles
frémissent avec l’acacia, le myosotis.

Reddition

Harry Gruyaert, Trans-Europ-Express, Brussels-Paris, 1981



















Ce train
qui m’a dicté
il y a peu

un poème
sur la reddition
d’un père 

entre en gare de P.
mes yeux
tombent sur

ces mots
sur le quai : 

Défense absolue
de toucher
aux fils

même tombés
à terre.

Fouilles

Daniel Spoerri, Déterrement du Déjeuner sous l'herbe, 1983-2010




















Tu apprends à compter les fourmis avec ton père
en riant quand une main décidée vous tire l’un loin
de l’autre. Un mur aggloméré d’heures de silences

et d’écarts se dresse à votre frontière sans haine.
Sans même l’espoir de la haine. Et tu fouilles, creuses
à côté ou en toi, guettant le découvrement d’une arme

plus ancienne que le mur, susceptible de le briser.

L'effacement

William Turner, Paysage au bord de l'eau, 1840-1845



Le point final
tapi dans tes
racines tu

t’étends sur le
matelas à effacement
de forme

de la mer.
Tu fais l’étoile,
le soleil

à brûle-pourpoint
vêt ton front,
ta poitrine,

et tout dans l’eau
tout est
tu. Puis tu

t’allonges
sur le matelas
à mémoire

de forme
du sable,
qu’efface la mer.


D'autres poèmes dans le numéro 17 de la revue margelles.

Jars

Lucio Fontana, Concetto spaziale (Attesa), 1960


























La berge boueuse colle
et le drapé bistre d'une bâche
languit sous l’eau comme
une chrysalide d’Ophelia.
Sur l’étang le jars, lui,
s'entraîne au printemps.

Il chasse l’autre prétendant,
houspille l’oie, la force
à l’exil, l’accompagne,
il cacarde, elle criaille.
Le second s’éloigne, lève les ailes,
répète avec une seconde sa parade.

Dans trois semaines je célébrerai
le premier anniversaire de la
perte officielle de mon estime de moi.
… Je quitte les jars, les oies.

Je reprends ma route,
mon tour de l’étang, et
ce tour aujourd’hui est un zéro
serti d’un pointillé de petites
flaques : miroirs grège
dont le cadre est à chaque fois
cette boue-glu des berges.

Petit-déjeuner de mort

David Hockney, A Lawn Being Sprinkled, 1967

























Je peux pas
regarder je peux
juste filmer

dit-elle avec
au bout du bras
des images qui

tremblent. La
vidéo du camion
qui fonce sur

la foule. Ou la
vidéo des conséquences
du camion qui

fonce sur la
foule. Au petit
bonheur la chance.

Les uns sont pris,
emportés. Les
autres ont déjà

une idée de l'exclusivité.
« Objets du
massacre du

14 juillet, prix
à débattre. »
Je regarde.

Tout.
Homme somme
toute ordinaire

à son matin.
Son petit-déjeuner
de mort.

Parque

Nicolas de Staël, Les Indes galantes II, 1953































Dans le jardin
on a emballé le
jeune arbre gélif

dans un film
plastique blanc.
Avec ses deux branches

et sa cime
qui s’échappent
côté ciel

de sa toge
synthétique diaphane,
il ressemble à

une pleureuse
antique ou une
Parque. (Oui,

mais laquelle ?)
Plus loin un mocassin
de femme gît, 

abandonné
dans un mètre
carré de terre.

Rothko

Mark Rothko, Light, Earth And Blue, 1954



























Je n’ai pas
vu des toiles
mais des tupperwares

de lumière,
et notre ciel
gris après lui

irradie.
Comme l’œuf
qui se terre

au fond
de ses blancs
le soleil

sous quoi
nous rentrons
vit, vibre

de l’envers
de la nacre
d’un nuage

à l’envers de
l’œil : oui là,
juste au dos de l’œil.

in United Poems of America

Une peinture phasmatique

Eugène Leroy, Vénus jaune, 1992




















Les colorations de la chair y sont si décomposées qu'elles se terrent dans les mille tons du lichen, du humus d'une feuillée chue. Pourtant Eugène Leroy est un peintre dont les toiles s'éclairent. Elles s'allument à leurs ocres et ors, que constellent l'atomisation et interpénétration du cadre et des figures qui y respirent comme des bêtes enfouies. Chaque touche est un trou de souffle (c'est ainsi que Jim Harrison nomme ces voies forées à travers la neige par la respiration de l'ours hivernant). Un trou de souffle, oui, mais térébré dans une saison bâtarde, hybride  et continûment reconduite  à cheval sur le printemps et l'automne : les deux saisons où les couleurs avec frénésie forniquent. La créature est ici toujours fondue dans la divinité de son cadre  qu'il soit une chambre, un fourré  dans le même temps que cette divinité, naturelle et qui la met au monde, abonde dans sa créature. La peinture d'Eugène Leroy est une lave jamais éteinte  donc jamais cendre  et qui enchâsse le corps dans son cadre avec l'immuabilité à l'affût du phasme.

in Salle d’attente

Eau noire

Pierre Soulages, Outrenoir II, 1986

                        
                                  Caveau de famille Louis Olivier

Je me penche : voilà mon reflet
sur le marbre consanguin : face
vague sous la surface d'une eau
noire et dure et qui ne lave rien.

L'Artimon

Georges Seurat, Le Dîneur, vers1883-1884



L’Artimon.
C’est le dernier mât d’un bâtiment.
La dernière voile visible à l’œil nu
pour qui est resté à quai.

C’est aussi le nom du bâtiment
qu’a secoué notre dernière tempête.

L’immeuble, immobile.

Je me tourne vers le port.

Les petites barques, pinnules
à moteur piquées par la proue
dans les rachis des pontons.

Je remarque l’aigrette, elle me fixe.

Je ne la questionne pas.
Pourtant soudain elle fuit, s’envole,

se pose plus loin dans la boue
et l’ombre noires sous le pont :

paraphe blanc sur le crêpe,
le négatif de notre histoire.

Pollen

Georges Seurat, Étude pour La Baignade à Asnières, 1884






















Un pollen a bruni
les vitres du train.

Il renaît,
le vieux paysage.

Je le regarde
qui défile en sépia.

Avant la gare,
quatre secondes
vivement,

un petit bois mitraillé
de soleil,
zootrope,

projette le galop statique
de vingt pins.

Tout.
Tout oui.
Tout sait,

chaque chose
sait où je vais.

Au dernier lieu
connu du père.

Relever les fleurs

Georges Seurat, L'Enfant blanc, 1884






























C’est une seule fois l’an,
à la Toussaint.

Je pousse la grille,
j’entre, les cherche.

Les vois
et je sais.

Quand le matin glacial 
a gommé les masques

et la nuit, ce veglione
où l’enfant exprès est exsangue,

la mort se colore
sous l’hellébore,
le chrysanthème.

Les marguerites.

Elles m’informent.

La tempête
les a jetées
sur le gravier entre

l’acacia
blanc et
le granit.

Je relève
ses fleurs,

les pose
sur ta petite

tombe.

Une fois par an une réponse est
posée là pour nous sur la pierre.

« Il vit encore. »

Perfection

Wim Wenders, Les Ailes du désir, 1987





















Les morts ouvrent les yeux des vivants.
Fernando de Rojas

J’ai trouvé un crâne de pigeon sur le bord de mer,
Tous les os d’un blanc pur et secs, couverts de calcaire,
Mais parfaits,
Sans une fêlure, sans un défaut.

À l’arrière, sortant du bec,
Deux bosses jumelles comme de fines bulles d’os,
Presque transparentes, où était le cerveau
Qui réglait la position des ailes.

in Un enterrement dans l'île, Hugh MacDiarmid

Cèdre rouge

Roland Topor, La Balance, 1973





















Je n’ai pas voulu jouer le jeu alors j'ai quand même perdu,
c'est un bon résumé. L’enfant debout sur les cervicales du
dragon de cèdre rouge le crie à l’autre enfant, qui comme
un organe est pendu entre les côtes dans le thorax de la bête :

« On peut lui toucher la tête mais pas lui toucher le cœur. »

Je suis un escabeau, un marchepied. Ou un de ces drôles
de petits tremplins grinçant vers quoi gauche dans le compte
de nos pas nous courions à l’abri du vieux gymnase. Être
piétiné, oui mais par vous, pour votre essor, votre « bond ».

                                                               (pour Adèle et Léonore)

Poèmes 100 titres

Léonore Bernard, Triptyque, 2023



On se met à rêver d'un écrivain pur qui n'écrirait pas.
Roland Barthes


Au cœur du monde
Là où les eaux se mêlent
La tristesse est inhabitable
Là où les eaux se mêlent
L’homme qui penche
Demande à la poussière
Où vivre, sinon ?

*

À rebours
De la brièveté de la vie
Je prends racine
Sur moi-même
Ainsi mentent les hommes

*

Journal
Journal
Journal
Tais-toi, je t’en prie


Au départ un jeu. Au final des poèmes que j'aime et valide. Et que j'aurai écrits sans écrire.
Par ordre d'apparition : Blaise Cendrars, Raymond Carver, Peter Huchel, Thierry Metz, John Fante, Philip Larkin, Joris-Karl Huysmans, Sénèque, Claire Castillon, Su Dongpo, Kressmann Taylor, Anaïs Nin, Jules Renard.

Les pins π

Joan Mitchell, Girolata Triptych, 1963




















Ils jaillissent
côte à côte,
leurs troncs

parallèles. Là-haut
leurs branches
s'embranchent

comme on dirait
des bras s'embrassent.

Nos pins sont
des intimes saouls
qui se parlent

front à front,
et qui se parlant

front à front
font un symbole.

Un nombre π
en bois et sève,
mais qui ne mesure

pas bien
l’étendue de
ce qui nous cerne.

Une lettre π
de résine et d’aiguilles,
et qui est

tout ce qu'il y a
de lisible

dans cet alphabet abscons
de la ville.