Les citrons rouges

Mark Rothko, White over red, 1956


























Les mamelons
des gros citrons
tendent le pochon

très rouge
transparent,
la grappe rouge pend

sous la maigre
main noire
agrippée à la barre.

Le mini soleil
levant oscille : le bus
monte, tourne

descend. Dans
la cohue coagulée
en une brique

d’aube grise
le paquet des citrons
rouges vibre.

On dirait
le cœur de la ville
vu dans sa chair grise.

Une magie naturelle

Nicolas de Staël, Bol blanc, 1953



















Tu t’adonnes à une magie naturelle.
Tu fais un tour : « Le pot de sable ! »
Ton index s’enfonce dans le sable, creuse
un cratère. Tu y verses l’eau. Jauges
l’effet produit. Verses encore. Puis tes
petites mains grattent autour, comme
l’archéologue et sa brosse, délicatement.
Tu ôtes le sable doux, sec et brûlant,
et une forme apparaît. Un parfait
petit cylindre de sable brun, serré, solide
repose maintenant dans ta paume.
On dirait une urne faite de ses propres
cendres. Je pense à mon dernier poème.

Chasseurs dans la neige

Jackson Pollock, Number One (Lavender Mist), 1950





















Il fait moins quinze ; c’est la nuit. 
Nous portons nos parkas cousues
de courants d'air par-dessus nos treillis
en peau de cigarette. Le gosse de
Saint-Cyr qui commande l’affirme :
« Le froid c'est psychologique. »
Oui et c’est cette putain de psychologie
qui nous fait trembler autour du feu.
Et les gars jettent de la cendre
et des mégots au gamin à tête d’oiseau.
Le piaf a réussi à trouver le sommeil.
Lui qui a rien, obtient rien, jamais,
il a trouvé ça au moins : la paix. Et
pour ça les gars lui jettent de la cendre
et des mégots, posent un pied sur
sa hanche et poussent, il doit tomber.
Ils rient. Quelqu’un crie : « Arrêtez ! » 
Je crois que c’est moi. Ils rient.

Vue de la maison depuis le fond du jardin

Michelangelo Antonioni, La Notte, 1961




















Dans l’obscurité. Sous la pluie. Toi à la limite précise
où le sang de ce qui t’appartient s’écoule à travers la clôture
jusqu’à une terra incognita, où la traque sanglante de la nuit
démarre dans les taillis : impression que quelque chose se faufile
avec un sourire, prêt à l’assaut et à l’esquive rapide.

Une femme est en train de mettre le couvert ; la nappe
gonfle en se posant ; un verre à vin réfléchit la lumière.
Corbeille pour le pain, cuillers et bols pour le bouillon
comme de juste, toi sachant justement la fragilité
de ton emprise sur tout cela : fenêtre éclairée, faible
odeur d’iode dans le va-et-vient de la pluie.

Voici qu’elle regarde dehors, mais tu es invisible
tu l’as voulu, quoique ce soit peut-être une faiblesse
de se tenir à l’écart, en spectateur, de vouloir
suspendre son souffle une seconde pour tout figer.

La maison, la femme, la fenêtre, la lumière de la lampe
qui ne pèsent rien en comparaison de la terre nue 
vois-tu bien la scène ? Peux-tu dire pourquoi
tu te trouves justement là, à l’endroit précis où l’allée du jardin
s’enfonce dans le noir, toujours à l’observer
alors qu’elle se détourne brusquement, comme effrayée,
tandis que l’averse redouble et que son ombre sur le mur,
tremblante, est livrée à la nuit ?

Oui bien sûr, c’est le moment précis du mythe
où l’on regarde en arrière et que tout bascule vers l’enfer.

in L'île rebelle, David Harsent

Dermographisme

Richard Avedon, Andy Warhol, 1969



























Il existe un terme médical
pour l'allergie
à soi-même —

dermographisme.

Dès que l'on est
en contact avec soi
une forme

d'écriture
apparaît sur la peau.
Et cette marque,

cette autographie
demeure
un temps.

Et puis disparaît
comme elle est venue

sans produire de
véritable douleur.

Signer

Cy Twombly, Untitled (Bacchus), 2008





















Une rature qui ne rature rien. Derrière elle nul mot.
C’est ce qui me saute aux yeux de ma signature au tracé lâche.
Ce gribouillis vif paraphe cet on-ne-sait-trop-quoi.
Ce fouillis d’encre valide quoi, quel acte ? quelle façon d’être ?

L'enfance fut cet avertissement...

Balthus, La Chambre, 1953























L'enfance fut cet avertissement qui laissait
entendre
que le danger était imminent.
Il fallait déjà être triste, et s'amener par degrés
à ravager ce que l'on ressentait.
On était tenu de s'approprier une absence
qui deviendrait une personne.

in Manuel des agonisants, François Jacqmin

Une défaillance perpétuelle

Hans Bellmer, Dialogue du prêtre et du moribond, 1946



























« Je ne suis pas, ô mon Dieu, ce qui est : hélas ! je suis presque ce qui n'est pas. Je me vois comme un milieu incompréhensible entre le néant et l'être : je suis celui qui a été ; je suis celui qui sera ; je suis celui qui n'est plus ce qu'il a été ; je suis celui qui n'est pas encore ce qu'il sera, et dans cet entre deux que suis-je ? un je ne sais quoi qui ne peut s'arrêter en soi, qui n'a aucune consistance, qui s'écoule rapidement comme l'eau ; un je ne sais quoi que je ne puis saisir, qui s'enfuit de mes propres mains, qui n'est plus dès que je le veux saisir ou l'apercevoir ; un je ne sais quoi qui finit dans l'instant même où il commence, en sorte que je ne puis jamais un seul moment me trouver moi-même fixe et présent à moi-même pour dire simplement : Je suis. Ainsi ma durée n'est qu'une défaillance perpétuelle. »

in Traité de l'existence et des attributs de Dieu, Fénelon

Cuir

Vassily Kandinsky, Molle Rudesse, 1933





























Elle est un cuir cette limite
entre lui et nous, à quoi ses
coups de marteau,

le monde frappant
l'enclume invisible du moi,
donne une apparence d'être.

in Salle d'attente

L'idole

Henry Moore, Figure assise, 1924






















Toute pensée dans un seul, et
qui n’est dans aucun autre, est
de cette sciure qu’abandonne

à son pied l’idole taillée, dont
l’érection par et pour l’homme est
à l’image de la scie de son être.

in Salle d'attente

Gibbosité du doute

Salvador Dalí, Le Sevrage du Meuble Aliment, 1934





















Défaut ou qualité d'un sang
sceptique, à l'ironie acquise,
dans la droiture de chacune

de mes assertions se tient, à fleur
de vérité, larvé, le corps gibbeux,
scoliotique, d'une question.

in Salle d'attente

Dans l’anachorèse des jardins

Federico Fellini, Satyricon, 1969





















« Le pessimisme rigide avait toujours été la pose romaine. Il fallait être sérieux jusqu’à l’austérité, solennel jusque dans le désir luxurieux et sarcastique, calme jusqu’à la lenteur, grave jusqu’à la tristesse. La crainte d’être dupe, la méfiance totale envers la raison (envers le logos des Grecs) les désignent encore et constituent le fond de leur crudité et de leur réalisme. Ils croyaient au "progrès  négatif". Ils croyaient qu’il y avait un progrès de la cruauté dans les tyrannies. Ils croyaient que le temps, vieillissant à force de progresser, accroissait la hideur de la terre et augmentait l’horreur au fond des âmes. Cette croyance à l’empirement désastreux de tout et le devoir de s’en séparer dans l’anachorèse des jardins et l’autarcie des villa ou des insula ou des déserts (eremus) constituent la clé de leur conservatisme. Tout changement était un empirement. »

in Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard

Du sel sur la hache

Paul Klee, Mazzarò, 1924






















Je me suis lavé, de nuit, dans la cour, 
Le ciel brillait d'étoiles grossières. 
Leur lueur est comme du sel sur la hache,  
Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit. 
 
Le verrou est tiré sur le portail 
Et la terre, en conscience, est rude. 
De trame plus pure que la vérité 
De cette toile fraîche, on n'en trouvera pas. 
 
Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel 
Et l'eau glacée se fait plus noire,  
Plus pure la mort, plus salé le malheur, 
Et la terre plus vraie et redoutable.

in Simple promesse, Ossip Mandelstam

Dans un La Tour

Mark Rothko, Black on Maroon, 1958





















Il n’y a plus le moindre bourdon atomique dans l’air.
Les élytres électriques se sont tus. Tout le quartier a sombré

dans des ténèbres complètes un peu avant minuit. Alors
je suis ici, à cette table face à la baie et je relis le poème n° 9

du Requiem d’Akhmatova à la lueur d’une seule bougie.
Je lève instinctivement la tête. Fixe la vitre. Miroir

absolument noir. Un peu de visage : front, pommette, nez.
Des lambeaux d’une main, le coin supérieur d’une page.

Et mon œil qui me regarde, goutte de cire tombée
dans le visage. « ... Ni les ombres tremblantes des tilleuls,

ni ce bruit léger, au loin : les derniers mots qui veulent consoler. »
La peau de la main, du visage, et le papier, sont roses

sous la flamme. Flamme raide sur son trait de cire. Et
je soupire, la lumière tremble. Vivre au risque de la tarir.

Antédiluviens

Balthus, Les enfants Blanchard, 1937
























Je ne la pleure pas. Je ne me souviens pas
de l'attachement que j’avais peut-être eu.
Les sentiments sont antédiluviens. Ils montent
mais se terrent. Des lézards. Alors la pierre

est un banc pour l’âme. Ce grand pavé blanc,
posé là, dans l'herbe sous les fleurs du joli
clos où poudroient les enfants morts, n'a plus,
et depuis longtemps, de sens qu’en tant

qu’il est la clé de voûte par quoi je tiens tête
à l’enfance : l’arc du temps de l’enfance,
l’arc du temps d’homme y reposent front à front.
Et le jouet est solide, qui contient l’arme.

Supplice des auges

Francis Bacon, Two figures at a window, 1953



























Ce dont je me nourris me tue.
Ce compost de mots,

c'est la bière que je me crée,
où je repose 

et son catafalque,
et mon supplice des auges.

Réplique

William Turner, Lever de soleil et monstres marins, 1845






















                                                        L'un des secrets de cette sensation esthétique
                                                        que produit la nature, c'est l'absence de l'Homme.
                                                                                                                        Iñaki Uriarte

J’ai pensé que le tableau de la mer, vraie nature,
me dédommagerait de ce que j’ai tout à coup
clairement ressenti que chaque chose produite

par l'homme en dehors de l’art est sinistre.
Et j’ai eu tort. Très basse. Une brume qui remplit
les bouches, et des silhouettes qui fouillent

sa vase. Et loin de ces « autres », à mes pieds, poli
par l’eau, le sable : un segment de tronc, réplique exacte
mais « taille dieu » d'un fémur justement d’homme.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023

Une plaie sans corps

Adolph Gottlieb, Crimson Spinning #2, 1959



Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ?
Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures.
Avec le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels.
Avec le temps, le corps désiré ne sera bientôt plus,
et si le corps désirant a déjà cessé d’être pour l’autre,
ce qui demeure, c’est une plaie sans corps.

Samura Koichi (in Sans Soleil, Chris Marker, 1983)

La mort au printemps

Mark Rothko, Seagrams Murals, Panel One, 1958


























                                    Et la terre et les êtres je ne les séparais pas.
                                                                                           Marcel Proust

C’est la reconstruction et l’enfant
cherche sa tortue dans le jardin
bombardé d’iris et des fleurs des lilas.
Quand il la trouve elle dort, tête

et pattes rétractées. Il attend.
Perd patience, la retourne. Un fleuve noir
de fourmis cataracte d’une carapace vide
et ton père découvre la mort.

Aujourd’hui les graines de l’été
lèvent leur dormance où repose
ta sœur : les îlots des jonquilles
frémissent avec l’acacia, le myosotis.

Reddition

Harry Gruyaert, Trans-Europ-Express, Brussels-Paris, 1981



















Ce train
qui m’a dicté
il y a peu

un poème
sur la reddition
d’un père 

entre en gare de P.
mes yeux
tombent sur

ces mots
sur le quai : 

Défense absolue
de toucher
aux fils

même tombés
à terre.

Fouilles

Daniel Spoerri, Déterrement du Déjeuner sous l'herbe, 1983-2010




















Tu apprends à compter les fourmis avec ton père
en riant quand une main décidée vous tire l’un loin
de l’autre. Un mur aggloméré d’heures de silences

et d’écarts se dresse à votre frontière sans haine.
Sans même l’espoir de la haine. Et tu fouilles, creuses
à côté ou en toi, guettant le découvrement d’une arme

plus ancienne que le mur, susceptible de le briser.

L'effacement

William Turner, Paysage au bord de l'eau, 1840-1845



Le point final
tapi dans tes
racines tu

t’étends sur le
matelas à effacement
de forme

de la mer.
Tu fais l’étoile,
le soleil

à brûle-pourpoint
vêt ton front,
ta poitrine,

et tout dans l’eau
tout est
tu. Puis tu

t’allonges
sur le matelas
à mémoire

de forme
du sable,
qu’efface la mer.


D'autres poèmes dans le numéro 17 de la revue margelles.

Jars

Lucio Fontana, Concetto spaziale (Attesa), 1960


























La berge boueuse colle
et le drapé bistre d'une bâche
languit sous l’eau comme
une chrysalide d’Ophelia.
Sur l’étang le jars, lui,
s'entraîne au printemps.

Il chasse l’autre prétendant,
houspille l’oie, la force
à l’exil, l’accompagne,
il cacarde, elle criaille.
Le second s’éloigne, lève les ailes,
répète avec une seconde sa parade.

Dans trois semaines je célébrerai
le premier anniversaire de la
perte officielle de mon estime de moi.
… Je quitte les jars, les oies.

Je reprends ma route,
mon tour de l’étang, et
ce tour aujourd’hui est un zéro
serti d’un pointillé de petites
flaques : miroirs grège
dont le cadre est à chaque fois
cette boue-glu des berges.

Petit-déjeuner de mort

David Hockney, A Lawn Being Sprinkled, 1967

























Je peux pas
regarder je peux
juste filmer

dit-elle avec
au bout du bras
des images qui

tremblent. La
vidéo du camion
qui fonce sur

la foule. Ou la
vidéo des conséquences
du camion qui

fonce sur la
foule. Au petit
bonheur la chance.

Les uns sont pris,
emportés. Les
autres ont déjà

une idée de l'exclusivité.
« Objets du
massacre du

14 juillet, prix
à débattre. »
Je regarde.

Tout.
Homme somme
toute ordinaire

à son matin.
Son petit-déjeuner
de mort.