Qu’es-tu donc, pomme ! Il y a des hommes
Qui, en mordant dans une pomme, refusent de voir la coupe, le panier
Peu importe, et qui victimes d’un charme étrange se sentent
Comme toi en pleine nature et nous font souhaiter
Être nous aussi au soleil et dans la nuit gorgés de sève.
Nature morte, George Oppen
« En de tels instants, une créature sans valeur, un chien, un rat, un insecte, un pommier rabougri, un chemin de terre tortueux escaladant la colline, un caillou couvert de mousse comptent pour moi davantage que n’a jamais fait l’amante la plus belle, la plus prodigue de la plus heureuse de mes nuits. Ces créatures muettes et parfois inanimées s’élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte. Tout, tout ce qui est, ce dont je me souviens, tout ce à quoi touchent mes pensées les plus confuses, me semble être quelque chose. Même ma propre pesanteur, l’engourdissement habituel de mon cerveau me semblent être quelque chose ; je sens un affrontement délicieux, tout simplement infini, en moi et autour de moi, et parmi les matières qui s’affrontent il n’en est aucune dans laquelle je ne puisse me glisser. J’ai alors l’impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l’existence, si nous nous mettions à penser avec le cœur. Mais quand cet étrange enchantement m’abandonne, je ne sais plus rien dire à son sujet ; je ne pourrais pas davantage alors expliquer au moyen de paroles raisonnables en quoi consistait cette harmonie qui nous traversait, le monde entier et moi, de son flottement suspendu, ni comment elle m’est devenue sensible, que je ne saurais donner l’indication exacte sur les mouvements internes de mes entrailles ou les stases de mon sang. »
in Lettre de Lord Chandos, Hugo von Hofmannsthal