Commandement

René Magritte, Les idées claires, 1958
























Mon cœur aspire
à la douceur évangélique.

Ma langue est dure

comme la pierre
des Tables de la loi.

Tout me semble être quelque chose

Le Caravage, Corbeille de fruits, vers 1599
























                                                            Qu’es-tu donc, pomme ! Il y a des hommes
                                                            Qui, en mordant dans une pomme, refusent de voir la coupe, le panier
                                                            Peu importe, et qui victimes d’un charme étrange se sentent
                                                            Comme toi en pleine nature et nous font souhaiter
                                                            Être nous aussi au soleil et dans la nuit gorgés de sève.

Nature morte, George Oppen


« En de tels instants, une créature sans valeur, un chien, un rat, un insecte, un pommier rabougri, un chemin de terre tortueux escaladant la colline, un caillou couvert de mousse comptent pour moi davantage que n’a jamais fait l’amante la plus belle, la plus prodigue de la plus heureuse de mes nuits. Ces créatures muettes et parfois inanimées s’élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte. Tout, tout ce qui est, ce dont je me souviens, tout ce à quoi touchent mes pensées les plus confuses, me semble être quelque chose. Même ma propre pesanteur, l’engourdissement habituel de mon cerveau me semblent être quelque chose ; je sens un affrontement délicieux, tout simplement infini, en moi et autour de moi, et parmi les matières qui s’affrontent il n’en est aucune dans laquelle je ne puisse me glisser. J’ai alors l’impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l’existence, si nous nous mettions à penser avec le cœur. Mais quand cet étrange enchantement m’abandonne, je ne sais plus rien dire à son sujet ; je ne pourrais pas davantage alors expliquer au moyen de paroles raisonnables en quoi consistait cette harmonie qui nous traversait, le monde entier et moi, de son flottement suspendu, ni comment elle m’est devenue sensible, que je ne saurais donner l’indication exacte sur les mouvements internes de mes entrailles ou les stases de mon sang. »

in Lettre de Lord Chandos, Hugo von Hofmannsthal

Idole

Pierre Soulages, Eau-forte XIV, 1961






























                                            Ne voyager quà la proue de moi-même.

                                                      Claude Cahun

La tempéra c’est ce qu’il y a dessous,
par elle que s’entrevoit le secret
qui met une âme à la peinture froide.

Alors cette nuit bai, jais et ambre,
que tu portes à même la peau,
quoi irradie par-dessous ? Et si

ce n’est pas la tempéra alors quoi ?
Dis-moi : « Je suis une idole avec un soleil
emprisonné au-dedans » et je te crois.

Parce que se voit que butent
en toi les rêves de lumière
que fait un soleil en dormant.

Mais ton regard lui ne dort pas,
il se fiche en moi et tu fends mon eau
sans bouger. Oui, tu es bien

à la proue de toi-même. Et voilà
que l’idole parle… (Parfois même
l’idole daigne, s’évade à mon bras.)

Vallejo a dit qu’il est né un jour
où Dieu était malade. Mais toi, simplement
te regarder, Lui, moi, nous soigne.

Cube

Mark Rothko, Four darks in red, 1958
























Les intempéries saumâtres ont travaillé
le cube de pierre du monument aux morts,
au point qu'une petite excavation
du granit retient l'eau apprivoisée
de la pluie. Larmier ? Bénitier ? Coupe
pour l'oiseau ? Ou miroir du Rien ?
Ça a le don d'être là. À la frontière de l'activité
des vagues et de la rumeur de l'homme.

Marie-salope

Pierre Soulages, Outrenoir, 1994
























Ces pelletées de mots me dévasent.

Marie-salope ce livre,
qui remorque jusqu’à vous ces mots.

Quand vous lisez vos paupières lèvent,
vous lui ouvrez le fond,

et toute ma vase tombe en vous.

Phalange

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957


























À l’abri
dans la phalange
de mes poèmes

je vais
à vous
vraiment nu.

Oui
j’habite le vêtement
de leur énigme.

Mais je veux
que vous
l’arrachiez.

Sébile

Constantin Brancusi, Le Nouveau-Né, 1915-1920






















Nos mains demeurent longtemps
sébiles.

Puis des doigts y poussent
comme des branches.

Et un jour
de ces mains

des fruits tombent.

Et alors nous rendons un peu
du tout que nous avons pris.

La vitre cassée

Pierre Soulages,14 mai 1958, 1958






















Tout se ligue contre toi. Le mauvais temps,
les lumières qui s’éteignent, la vieille
maison secouée d’une rafale et qui t’est chère
pour le mal enduré, les espoirs
déçus, le peu de bonheur que tu y as connu.
Survivre te semble un refus
d’obéir aux choses.
              Et dans la vitre
qui se brise à la fenêtre est la sentence.

in Du canzoniere, Umberto Saba

Il est dur de marcher parmi les hommes

Pablo Picasso, Minotauromachie, 1935






















Il est dur de marcher parmi les hommes
Et de faire semblant qu’on n’est pas mort,
De raconter le jeu tragique des passions
Devant ceux qui n’ont pas vécu encore.
De trouver, en scrutant le cauchemar des nuits
Un ordre dans le chaos fou des émotions
Pour que l’art fasse voir par ses pâles reflets
Quel brasier est la vie qui se détruit.

Alexandre Blok

Nos prières orphelines

Odilon Redon, Partout des prunelles flamboient, 1888





























Il n’y a pas de hiérarchie dans la prière.
Il n’existe pas de champion de prière.
Nul titre nobiliaire décerné à quelque être priant.

Même celui qui ne sait qu’il prie a de belles prières.
Et celui qui croit prier si fort souvent
ne prie fort qu’à côté de ce qu’il croit.

Il ne s’agit parfois que d’un rien auquel
on prête un sens et que l’on érige en un centre.

Les prières ne sont pas faites pour être
entendues, mais jetées. Oui, car elles sont
adressées en toute urgence à personne.

Pli tombé dans cette seule boîte : une sans
nom, vide, sans parois. Des prières orphelines.
Toujours orphelines. S’en tenir à ce pli.

Les forces de la terre

Titien / Giorgione, Le Concert champêtre, vers 1509

























« Les temps que nous vivons, je ne crains pas de le dire, trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent sur l’homme parfaitement éveillé et lucide, exagérément sensible au tragique d’un monde social lancé comme une locomotive folle dans cette "bataille d’hommes" que dénonçait Rimbaud, nous donnent plus d’une fois la nostalgie de cet âge d’or, par exemple, qu’a été le romantisme allemand, monde de Novalis ou de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l’homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain. Il est temps de repenser à ces noces rompues. »

in Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq

Un autre orage entier

Henri Le Sidaner, La table au jardin blanc à Gerberoy, 1900























L’ami, le voisin inéquitablement
se partagent ce que tu es. L’un
ne voit pas ce que l’autre entend.

Qu’ils s’unissent alors un soir,
et causent. Celui-ci dira de toi
tout le tonnerre, cet autre l’éclair.

Une lampe de chevet s’allumera,
qui découvrira ce qui se cachait
dans l’ombre au-delà du grand feu.

Mais à la fin aucun ne distinguera
plus qui du tonnerre ou de l’éclair
marque le cœur, qui le foudroie.

Tiens donc, un autre orage entier,
s’abstiendront-ils simplement de dire.

D'après le cochon d'Eustache

Cy Twombly, Bacchanalia, 1977





















                                                                   Toute l’écriture est de la cochonnerie.

                                                                                                                   Antonin Artaud

Ça a commencé par la nuque : on l’a ouverte et
c’est sorti. On a rempli des bols. On a raclé
ta peau. On a fait ta toilette avec de l’eau brûlante
et des paquets propres avec tes membres. Et ça
a ri et chanté dans les chaudes pièces sombres.
Ta tête muette dehors restée pendue sur le mur.

Les ocelles

Yves Klein, Grande anthropophagie bleue, 1960





















Il y a un vent à décorner les bœufs
et je baisse la tête comme un
taurillon en charge pour le fendre,
mes yeux tombent sur le sol :
les ocelles bleus d’un paon (aglais io).

À l’abri du vieux pneu (mais
l'abri n’est pas efficace) le papillon
se cramponne au bitume noir,
bride son être, prend un ris,
joint ses ailes, peut-être prie.

Car à peine au monde, avec déjà
si peu de temps devant soi, il y a de quoi
se demander, de quoi paniquer.
Du sable me gifle, la paupière bat,
rouvre. Il n’y a plus d’ocelles.

Pas un cadeau ordinaire l'image de ta mort

Hervé Guibert, Arles, 1981




















« Jacques regarde sa propre mort, qu’il éclaire, sans visage, de sa main. Lui ai apporté cette image aujourd’hui comme pour m’en défaire. Des cadeaux dont on ignore le sens. ... Évidemment, ce n’était pas un cadeau ordinaire celui de te livrer, à deux heures un dimanche après-midi, l’image de ta mort. »

in Journal, Alix Cléo Roubaud

Rubans blancs

Franz Kline, Monitor, 1956





















                    Ce fut là qu’on aperçut des femmes au milieu des
                    glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant
                    à mesure qu’elles s’enfonçaient ; déjà submergées,
                    leurs bras roidis les tenaient encore au-dessus d’elles.

                                                                                       Comte de Ségur

Aujourd'hui

la branche
piquée dans la glace
du ruisselet 
ne porte
aucun fruit.

Mais une image.

Hiver 1812 :

une suppliante
taillée dans la glace
porte au ciel
au-dessus d’elle et la Bérézina
un cri :

un enfant.

Nuit

Alix Cléo Roubaud, Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration, 1980




















nuit
tu viendrais

les tilleuls
noirciraient
les fusains les
sauges

les villages
pousseraient contre
les collines

des lumières
les collines en
seraient noires

in Dors, Jacques Roubaud

Les anciennes forges

Cy Twombly, On Returning from Tonnicoda, 1973





















                                        Mais cette douleur m'a fait ce que le feu fait au bois.
                                        Tout le superflu a brûlé. Ce qui reste est endurci.

                                                                                                       Mickey Donovan

Autour des pièces effondrées
où ont longtemps dansé les flammes
des fourneaux, parmi le béton
désarmé, l’herbe drue née des
pluies denses les oiseaux chantent.

Moins l’enfer de la production
les chambres, elles, sont aujourd’hui noires.
Les bouteilles de bière brisées
craquent sous les pieds là-même
où ses os rompus l’homme suait.

Je frôle les démons graffés sur
les colonnes. La porte vide au bout
est pleine d’un soleil carré. C’est mon tour.
Consumé, refondu, rené. Dehors

la lumière se mêle au vent, et dans
le vert chartreuse du pré près des chardons
se tortillent des orvets de lumière.

L'envolée

René Magritte, Le Thérapeute, 1937































L’oiseau s’approche
sans peur de l’homme
qui lit sur le banc.

Il voit dans ce livre
ouvert deux ailes
posées sur les genoux d’un homme.

Cet oiseau qui l’approche,

voilà
toute
l’envolée de l’homme.

Murmurations

Murmurations  La chose semble possible mais difficile : un artiste dresse des étourneaux, commande à leurs murmurations, et faisant d'eux un immense pinceau, peint les cieux.

Ethnoléguminologie et révolution  « Contrairement à ce à quoi nos ethnolégumino-logues s'attendaient, à cause des éternels préjugés, l’on constate, un peu abasourdi, que si la carotte, oui, a bel et bien un QI (comme tout élément du règne végétal, là-dessus leur intuition scientifique ne les a pas trompés), ce QI (0,0008) se trouve nettement inférieur à celui de la pomme de terre (0,001). La tomate, qui s'adapte davantage (Bloody Mary, potage, salade, confiture...), est dans une classe encore supérieure, une élite avec un quotient de 0,006. Mais le génie végétal est sans conteste le citron : un QI de 0,01 lui permet aussi bien de s'immiscer dans un chutney, une madeleine, un vermouth, un bonbon, un dégraissant à vitres, un remède de bonne femme ou un sorbet. » in Ethnoléguminologie et révolution (Ed. Omar Xiao, 2637), page 214.

Tracer  Marcher autour d'un lac, d'un étang soulage, évacue de l'être : c'est un peu communier  le traçant et retraçant à l’aide de nos pieds  avec le grand zéro qui nous contient.

Bruit des glaçons  Le dandy est un Ecclésiaste qui se vêt et comporte pour dire. Et ses versets sont tout dans les fils de son habit, et son cri dans sa morgue et le bruit des glaçons.

Arme à sous-munitions culturelle  La parution d'un livre  même à petite échelle  a fonction d'arme à sous-munitions culturelle. Qu'importe l'impact du dit ouvrage à sa sortie, l'acte même de le publier en aura dispersé dans le monde cent cinquante ou trois cents copies. La plupart finiront peut-être par atteindre une cible.

Magie sympathique  L'autobiographie est un appareil de magie sympathique, l'objet à son effigie que l'on pique de phrases assassines ou de panégyriques discrets, souhaitant d'être vu pire ou meilleur que ce que l'on est, et surtout pas quelconque.

Bec de gaz  Les romans de Mauriac sont peut-être les plus violents, les plus impitoyables, les plus pessimistes du monde. Pourtant quelque chose scintille très fortement dans ces ténèbres-là. Imaginons une chambre très obscure : ses stores vénitiens sont forcés doucement par l'éclairage d'un bec de gaz. Et ce bec de gaz est l'amour. Ou l'amour de Dieu. Ou Dieu Lui-même.

Vides  L'oiseau prend assurément un pied de dingue à sentir vibrer son chant dans les flûtes de ses petits os vides. Lui aussi l'homme, fait vibrer son vide : il parle. Mais il jouit peu.

Un tout neuf système de signes  Il est souvent intéressant d'assister à ce que produit la langue du peuple colonisateur entrée au marteau dans la tête du peuple colonisé : la digestion de sa syntaxe (avec sa puissance métaphorique) est si forcée, si traumatisée, elle se met à sécréter des formes d'expression inouïes. Exactement comme le poète macère, raffine, fait des stigmates de son enfance un tout neuf système de signes.

Piqué  Je rêve que l'on dit rosen za pour tige de rose en anglais ; le Z de za figurant à la perfection l'alternance des épines. Mais au réveil je découvre que rosen za signifie levé pour en bulgare. Et voilà l'esprit cabré, piqué par ce signe pour la journée.

Renaissance  J'optai pour un duo de nouvelles africaines : la célébrissime Au cœur des ténèbres ; l’antinomique Un avant-poste du progrès. Avec Conrad, depuis des années sur ma liste tel un grand mystère, je ne savais pas précisément à quoi m'attendre. Il était mon fleuve Congo. Ouvrant un de ses livres je me trouverai face à son estuaire.  Lecture-choc : de cette jungle métaphysique, de ce pessimisme moite  avec son style rude à la Melville mais un tantinet plus ensauvageonné  j'en ressors des bouts collés un peu partout comme un bébé crotté de placenta : je renais.

Swanndi  Bloomsday. Dire qu'on peut entendre à Dublin des lectures d’Ulysse les pieds dans la Guinness. À quand chez nous le Swanndi, les bouts des doigts mouillés de thé et le ventre bombé par un kilo de madeleines ?

Anubis  Vers vingt-deux ans j’avais le béguin pour Anubis. Ce divin canidé me semblait une compagnie sûre et cordiale pour passer le chenal de la mort. Pas étonnant que l’auto-momification soit devenue ma marotte. Je n'aurai jamais cessé de produire ces bandelettes autobiographiques des poèmes et de mes pensées éparses ou conjuguées, m'enroulant tour après tour dans ce tissu hiéroglyphique sans bouts du temps d'une vie à soi, m'embaumant avec les pages mêmes de cette émission de mon être.

Ouija  Cet ouija subtil de déplacer ses yeux sur les lignes d'un livre de poèmes.

Vagin  L'oreille, ce vagin dans le sas duquel, sous l'orgasme de basse qualité des desseins dégénérés d'une langue, d'un langage, la bêtise se conçoit.

Une nuit réparatrice  Un ami avait trouvé la combine d'obtenir un assez vaste appartement bourgeois pour un loyer dérisoire parce que les pièces n'étaient pas dans un bon état : les petits travaux de maintenance ordinaires entre deux baux n'avaient pas été effectués et tout l'ameublement du précédent occupant était encore en place. Et puis il y avait cette porte mystérieuse au fond du couloir, verrouillée et qu'aucune clé du trousseau n'avait fait céder. Mon ami finit par enfoncer la porte : c'était une chambre. Comme dans la maison-musée d'un artiste défunt, s'y trouvaient conservés tous les objets de l'ancien locataire suspendus dans leur usage quotidien. Des vêtements jonchaient une chaise, bavaient du tiroir d'une commode, s'exhibaient pendus dans l'armoire entrebâillée ; une bible ouverte attendait posée sur ses pages contre le plateau marqueté de la table de chevet, sa lecture mise sur pause ; et sur le lit, une couverture impeccable, qui gardait la forme d'un corps. C'est ici que le type avait rendu l'âme. Ce soir-là, au lieu du canapé habituel, c'est sur cette couche que je m'endormis. Je me glissai dans ce moule à mort.  J'y dormis comme un bébé, y passant une nuit des plus réparatrices.

Herbier  Stendhal voit dans force traductions des « Solitaires de Port-Royal » le pic atteint par notre langue. Ensuite, oui, elle échappe, dégringole. Les XVIIIème et XIXème  décadence varie  distillent encore l'air sublime des cordillères du verbe, mais déjà plus bas, mêlé à l'ordure de versants plus empruntés. Jusqu'à ce XXème, siècle du fragment : ici le relief abruptement retombe, le vertige est adouci ; il n’apparaît plus que des scories sur quoi à l'occasion s'imprime avantageusement une fleur. Puis ce siècle passe aussi, et celui-là commence, où la fleur n'est plus qu'asséchée, mise en croix dans le plan d'un herbier.

Les derniers lecteurs  À marée basse sous le beau soleil, fuyant la tourbe, je remarque un type presque invisible assis un livre à la main dans une anfractuosité de la roche. Je vais donc plus loin ; à mon tour trouve une anfractuosité dans la roche, m'assieds et tire de ma poche un livre. Je peux facilement en imaginer tout le long de la côte, sur des dizaines de kilomètres, cent ou deux cents comme nous, à l'abri des regards, de la rumeur des congénères, derniers lecteurs  pareils à ces premiers Chrétiens ameutés dans les cryptes.

Montée d’organe  Plus le sexe baisse avec l'âge plus son excitabilité vous remonte à la gorge, et on passe du cru au cuit et de l'alcôve à l'auberge.

Compensation  Une empathie secrète, solitaire mais puissante et tenace, même un peu maladive, s'est en moi développée en compensation, j'imagine, d'un amour tôt tari. Et cette pitié immodérée et l'amour mutilé s'accouplent mélancoliquement, pathétiquement, mettent bas, sous moi, une douleur double : souffrir avec l’autre et ne pas l’aimer.

Choses dites  Je n'ai aucun remords quand j'ai dit une chose odieuse que je pense. J'ai toujours du remords quand j'ai dit une chose aimable que je ne pense pas.

Rides  Nous portons ce masque depuis si longtemps : ses rides sont véritablement les nôtres.

L’amour au monde  « Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moitié de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moitié-là. » Ce que dit la chenille verte au crapaud en vadrouille loin de son puits, dans le conte d'Andersen, c'est ce que je pourrais dire de l'écriture : si je n'ai vécu qu'à demi sous ce linceul de la page, le reste du temps l'amour que j'aurai fait au monde sous ce drap-là…

in Salle d'attente