Chambre et l'infini

David Lynch, Eraserhead, 1977



















Je suis dans une chambre 8.
« 8 » qui comme je reste couché
sur le flanc, même ne le
voyant pas, de l’autre côté
de la porte, devient l’infini. L’infini
derrière la porte commence.
L’infini, l’indéterminé,
l’absolu de toutes possibilités.
Mais moi pourtant je reste
couché dans cette chambre,
ce neuf mètres carrés,
sur le flanc. Oui, ce neuf restreint.
Neuf sécurisant où je lis
dans ce lit et contre le monde.
Oui, tout contre le monde comme
contre le ventre d’une mère.

Un lâche

Edward Hopper, Excursion into Philosophy, 1959























                                                                        Les lâches meurent bien des fois avant leur mort.
  
                                                                                                                                          Shakespeare

Tout ce silence : des paroles trop grandes rangées à la va vite dans
les mauvaises boites, et dont il percevait encore les sons durs dans
l’air. Des saillies qui avaient tourné à la farce. Il avait crié fort,
elle s’était recouchée, il avait jeté une chaise en direction de la chambre
et le toast qu’elle n’avait pas eu le temps d’engloutir avait explosé.

Puis le calme était revenu. Sa honte lucide à nouveau là aussi
il s’était soudain redressé, pour faire disparaître les effets de sa colère,
qu’à son retour ces stigmates ne ravivent aucun sentiment déceptif.
Il avait ramassé la chaise, les restes du toast, essuyé du doigt le beurre,
rassemblé les miettes, gommé d’un coup d’éponge le signe « égal »

tracé en gris par les embouts noires de la chaise. Ensuite il s’était
replongé dans la lecture d’un roman d’Edward St Aubyn qui par
son unité le rassemblait. Mais seulement jusqu’à ce que cette histoire
d’aristocratique camé lui rappelle sa lâcheté même avec les drogues.
Des années avait passé. Sa consommation d’alcool ralenti. « Lâche ! »

se répéta-t-il. Et ce régime avait-il enrayé cette crise angoissante
de la veille ? Cela l’avait saisi par les deux bouts : peur orgueilleuse
de mourir un grand désordre laissé derrière soi ; regret de ne pas
s’être « annulé » plus tôt, quand il était encore temps d’être seul. Non,
la mort ne vient pas comme il faut. Il fut pris d’un vif désir. Relire

ces vieux poèmes. Ceux écrits dans ces années à bout de souffle,
plaie au flanc, survivant à l’obstacle en le passant à l’instinct.
Il n’avait pas achevé sa course. Il voulut relire. Cette nécessité cessa.
Il avait fait pour le jour son quota de désillusions. Il avait « ici »
bien assez relu. Certitude confortable. Comme un moteur bien réglé.

Feu de grève

Mark Rothko, No 7 (Dark Brown Gray Orange), 1963


























Je l’ai trouvé sur la grève
Mordu par le vent de la nuit
Sifflant de sèves
Troué de pluie

Il brûlait là comme une pauvre étoile
Rousse et malsaine
Nourrie de joncs
Parmi les pierres

Je l’ai trouvé près des vagues
Empoisonné par leur noire lumière
Je l’ai trouvé solitaire
Triste et rêvant

Étoile sans cause
Musique perdue
Son haleine abattait les papillons de nuit

in De l’ortie à l’étoile, Jean-Pierre Schlunegger

Dessous d'un feu

Georges de La Tour, Le Souffleur à la pipe, 1646




























Quand je suis « en guerre »
ma chimie me dote
d’une extravagante résilience
et qui me vient de ce que
je sais me placer
entre l’éclat et l’ombre.

Car bien qu’au-dehors
je brûle sous les coups
que je donne et reçois,
sitôt au-dedans simultanément
distant, je me calme au
confort du dessous d’un feu.

Vase canope

Perino del Vaga, Sainte Famille avec saint Jean Baptiste, 1528-1537




























                                                                         Et il se penche sur sa chair, comme
                                                                         sur un blanc cahier.

                                                                                                                Sandro Penna

L’adulte est le vase canope qui contient encore
quelques organes de l’enfant qu’il a été. Mais
ne nous faisons aucune illusion, l’enfant est bien mort
en nous. Et les souvenirs que nous en conservons,

plongeant nos yeux d’aujourd’hui dans le fond
du vase déjà ancien, ne révèlent qu’un mystère,
l’impossibilité de comprendre une intelligence
à l’état sauvage beaucoup plus subtile et noble que la nôtre.

Ce germe d’homme qu’est l’enfant, dans sa croissance
a rejeté le tégument en quoi consistait tout le code
de ses jeux énigmatiques et de son exquise raison.

Porcherie

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, Attese, 1960






















                                            Je pardonne à tout le monde, et à tout
                                            le monde je demande pardon. Ça va ?

                                                                                         Cesare Pavese

J’ai fait de quarante-six années
d’existence une scène de crime
si éclaboussée de macules. Des traumas
imprimés à tant de psychés,

et que de maigres notes
piquées aux murs rappellent.

Une saignée qui m’anémie,
à vider un sang qui dégoûte,

et que la canopée des petits feuillets
peine à essuyer, à absorber.

Timbre

Robert Motherwell, Elegy to the Spanish Republic No. 169, 1987





















Vide (oui, tu l’es)
comme
une cloche,

la langue
cogne en toi
comme un battant,

tu te fonds
dans le timbre
du monde.

Le sel de la terre

William Turner, Château de Norham, lever de soleil, vers 1845






















Juché sur le cairn culminant du Mont Esprit 
cette petite tour de Babel où pépient tous les silences,

et qui domine le traict — je pense à ce qui
le constitue : ces gravats qui ont voyagé sur la mer,

ce vieux lest de l’aller qu’abandonna chaque navire
contre le sel du retour. Je pense à ça. Et aussi

que j’ai grimpé là avec mon lest à moi.
Mais cette vue, cet air marin, c’est une pelle

que ces silences journaliers lèvent. Et mes tracas,
ils les débardent. Et chargent à la place un poème.

Commandement

René Magritte, Les idées claires, 1958
























Mon cœur aspire
à la douceur évangélique.

Ma langue est dure

comme la pierre
des Tables de la loi.

Tout me semble être quelque chose

Le Caravage, Corbeille de fruits, vers 1599
























                                                            Qu’es-tu donc, pomme ! Il y a des hommes
                                                            Qui, en mordant dans une pomme, refusent de voir la coupe, le panier
                                                            Peu importe, et qui victimes d’un charme étrange se sentent
                                                            Comme toi en pleine nature et nous font souhaiter
                                                            Être nous aussi au soleil et dans la nuit gorgés de sève.

Nature morte, George Oppen


« En de tels instants, une créature sans valeur, un chien, un rat, un insecte, un pommier rabougri, un chemin de terre tortueux escaladant la colline, un caillou couvert de mousse comptent pour moi davantage que n’a jamais fait l’amante la plus belle, la plus prodigue de la plus heureuse de mes nuits. Ces créatures muettes et parfois inanimées s’élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte. Tout, tout ce qui est, ce dont je me souviens, tout ce à quoi touchent mes pensées les plus confuses, me semble être quelque chose. Même ma propre pesanteur, l’engourdissement habituel de mon cerveau me semblent être quelque chose ; je sens un affrontement délicieux, tout simplement infini, en moi et autour de moi, et parmi les matières qui s’affrontent il n’en est aucune dans laquelle je ne puisse me glisser. J’ai alors l’impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l’existence, si nous nous mettions à penser avec le cœur. Mais quand cet étrange enchantement m’abandonne, je ne sais plus rien dire à son sujet ; je ne pourrais pas davantage alors expliquer au moyen de paroles raisonnables en quoi consistait cette harmonie qui nous traversait, le monde entier et moi, de son flottement suspendu, ni comment elle m’est devenue sensible, que je ne saurais donner l’indication exacte sur les mouvements internes de mes entrailles ou les stases de mon sang. »

in Lettre de Lord Chandos, Hugo von Hofmannsthal

Idole

Pierre Soulages, Eau-forte XIV, 1961






























                                            Ne voyager quà la proue de moi-même.

                                                      Claude Cahun

La tempéra c’est ce qu’il y a dessous,
par elle que s’entrevoit le secret
qui met une âme à la peinture froide.

Alors cette nuit bai, jais et ambre,
que tu portes à même la peau,
quoi irradie par-dessous ? Et si

ce n’est pas la tempéra alors quoi ?
Dis-moi : « Je suis une idole avec un soleil
emprisonné au-dedans » et je te crois.

Parce que se voit que butent
en toi les rêves de lumière
que fait un soleil en dormant.

Mais ton regard lui ne dort pas,
il se fiche en moi et tu fends mon eau
sans bouger. Oui, tu es bien

à la proue de toi-même. Et voilà
que l’idole parle… (Parfois même
l’idole daigne, s’évade à mon bras.)

Vallejo a dit qu’il est né un jour
où Dieu était malade. Mais toi, simplement
te regarder, Lui, moi, nous soigne.

Cube

Mark Rothko, Four darks in red, 1958
























Les intempéries saumâtres ont travaillé
le cube de pierre du monument aux morts,
au point qu'une petite excavation
du granit retient l'eau apprivoisée
de la pluie. Larmier ? Bénitier ? Coupe
pour l'oiseau ? Ou miroir du Rien ?
Ça a le don d'être là. À la frontière de l'activité
des vagues et de la rumeur de l'homme.

Marie-salope

Pierre Soulages, Outrenoir, 1994
























Ces pelletées de mots me dévasent.

Marie-salope ce livre,
qui remorque jusqu’à vous ces mots.

Quand vous lisez vos paupières lèvent,
vous lui ouvrez le fond,

et toute ma vase tombe en vous.

Phalange

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957


























À l’abri
dans la phalange
de mes poèmes

je vais
à vous
vraiment nu.

Oui
j’habite le vêtement
de leur énigme.

Mais je veux
que vous
l’arrachiez.

Sébile

Constantin Brancusi, Le Nouveau-Né, 1915-1920






















Nos mains demeurent longtemps
sébiles.

Puis des doigts y poussent
comme des branches.

Et un jour
de ces mains

des fruits tombent.

Et alors nous rendons un peu
du tout que nous avons pris.

La vitre cassée

Pierre Soulages,14 mai 1958, 1958






















Tout se ligue contre toi. Le mauvais temps,
les lumières qui s’éteignent, la vieille
maison secouée d’une rafale et qui t’est chère
pour le mal enduré, les espoirs
déçus, le peu de bonheur que tu y as connu.
Survivre te semble un refus
d’obéir aux choses.
              Et dans la vitre
qui se brise à la fenêtre est la sentence.

in Du canzoniere, Umberto Saba

Il est dur de marcher parmi les hommes

Pablo Picasso, Minotauromachie, 1935






















Il est dur de marcher parmi les hommes
Et de faire semblant qu’on n’est pas mort,
De raconter le jeu tragique des passions
Devant ceux qui n’ont pas vécu encore.
De trouver, en scrutant le cauchemar des nuits
Un ordre dans le chaos fou des émotions
Pour que l’art fasse voir par ses pâles reflets
Quel brasier est la vie qui se détruit.

Alexandre Blok

Nos prières orphelines

Odilon Redon, Partout des prunelles flamboient, 1888





























Il n’y a pas de hiérarchie dans la prière.
Il n’existe pas de champion de prière.
Nul titre nobiliaire décerné à quelque être priant.

Même celui qui ne sait qu’il prie a de belles prières.
Et celui qui croit prier si fort souvent
ne prie fort qu’à côté de ce qu’il croit.

Il ne s’agit parfois que d’un rien auquel
on prête un sens et que l’on érige en un centre.

Les prières ne sont pas faites pour être
entendues, mais jetées. Oui, car elles sont
adressées en toute urgence à personne.

Pli tombé dans cette seule boîte : une sans
nom, vide, sans parois. Des prières orphelines.
Toujours orphelines. S’en tenir à ce pli.

Les forces de la terre

Titien / Giorgione, Le Concert champêtre, vers 1509

























« Les temps que nous vivons, je ne crains pas de le dire, trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent sur l’homme parfaitement éveillé et lucide, exagérément sensible au tragique d’un monde social lancé comme une locomotive folle dans cette "bataille d’hommes" que dénonçait Rimbaud, nous donnent plus d’une fois la nostalgie de cet âge d’or, par exemple, qu’a été le romantisme allemand, monde de Novalis ou de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l’homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain. Il est temps de repenser à ces noces rompues. »

in Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq

Un autre orage entier

Henri Le Sidaner, La table au jardin blanc à Gerberoy, 1900























L’ami, le voisin inéquitablement
se partagent ce que tu es. L’un
ne voit pas ce que l’autre entend.

Qu’ils s’unissent alors un soir,
et causent. Celui-ci dira de toi
tout le tonnerre, cet autre l’éclair.

Une lampe de chevet s’allumera,
qui découvrira ce qui se cachait
dans l’ombre au-delà du grand feu.

Mais à la fin aucun ne distinguera
plus qui du tonnerre ou de l’éclair
marque le cœur, qui le foudroie.

Tiens donc, un autre orage entier,
s’abstiendront-ils simplement de dire.

D'après le cochon d'Eustache

Cy Twombly, Bacchanalia, 1977





















                                                                   Toute l’écriture est de la cochonnerie.

                                                                                                                   Antonin Artaud

Ça a commencé par la nuque : on l’a ouverte et
c’est sorti. On a rempli des bols. On a raclé
ta peau. On a fait ta toilette avec de l’eau brûlante
et des paquets propres avec tes membres. Et ça
a ri et chanté dans les chaudes pièces sombres.
Ta tête muette dehors restée pendue sur le mur.

Les ocelles

Yves Klein, Grande anthropophagie bleue, 1960





















Il y a un vent à décorner les bœufs
et je baisse la tête comme un
taurillon en charge pour le fendre,
mes yeux tombent sur le sol :
les ocelles bleus d’un paon (aglais io).

À l’abri du vieux pneu (mais
l'abri n’est pas efficace) le papillon
se cramponne au bitume noir,
bride son être, prend un ris,
joint ses ailes, peut-être prie.

Car à peine au monde, avec déjà
si peu de temps devant soi, il y a de quoi
se demander, de quoi paniquer.
Du sable me gifle, la paupière bat,
rouvre. Il n’y a plus d’ocelles.

Pas un cadeau ordinaire l'image de ta mort

Hervé Guibert, Arles, 1981




















« Jacques regarde sa propre mort, qu’il éclaire, sans visage, de sa main. Lui ai apporté cette image aujourd’hui comme pour m’en défaire. Des cadeaux dont on ignore le sens. ... Évidemment, ce n’était pas un cadeau ordinaire celui de te livrer, à deux heures un dimanche après-midi, l’image de ta mort. »

in Journal, Alix Cléo Roubaud