Phalange

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957


























À l’abri
dans la phalange
de mes poèmes

je vais
à vous
vraiment nu.

Oui
j’habite le vêtement
de leur énigme.

Mais je veux
que vous
l’arrachiez.

Sébile

Constantin Brancusi, Le Nouveau-Né, 1915-1920






















Nos mains demeurent longtemps
sébiles.

Puis des doigts y poussent
comme des branches.

Et un jour
de ces mains

des fruits tombent.

Et alors nous rendons un peu
du tout que nous avons pris.

La vitre cassée

Pierre Soulages,14 mai 1958, 1958






















Tout se ligue contre toi. Le mauvais temps,
les lumières qui s’éteignent, la vieille
maison secouée d’une rafale et qui t’est chère
pour le mal enduré, les espoirs
déçus, le peu de bonheur que tu y as connu.
Survivre te semble un refus
d’obéir aux choses.
              Et dans la vitre
qui se brise à la fenêtre est la sentence.

in Du canzoniere, Umberto Saba

Il est dur de marcher parmi les hommes

Pablo Picasso, Minotauromachie, 1935






















Il est dur de marcher parmi les hommes
Et de faire semblant qu’on n’est pas mort,
De raconter le jeu tragique des passions
Devant ceux qui n’ont pas vécu encore.
De trouver, en scrutant le cauchemar des nuits
Un ordre dans le chaos fou des émotions
Pour que l’art fasse voir par ses pâles reflets
Quel brasier est la vie qui se détruit.

Alexandre Blok

Nos prières orphelines

Odilon Redon, Partout des prunelles flamboient, 1888





























Il n’y a pas de hiérarchie dans la prière.
Il n’existe pas de champion de prière.
Nul titre nobiliaire décerné à quelque être priant.

Même celui qui ne sait qu’il prie a de belles prières.
Et celui qui croit prier si fort souvent
ne prie fort qu’à côté de ce qu’il croit.

Il ne s’agit parfois que d’un rien auquel
on prête un sens et que l’on érige en un centre.

Les prières ne sont pas faites pour être
entendues, mais jetées. Oui, car elles sont
adressées en toute urgence à personne.

Pli tombé dans cette seule boîte : une sans
nom, vide, sans parois. Des prières orphelines.
Toujours orphelines. S’en tenir à ce pli.

Les forces de la terre

Titien / Giorgione, Le Concert champêtre, vers 1509

























« Les temps que nous vivons, je ne crains pas de le dire, trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent sur l’homme parfaitement éveillé et lucide, exagérément sensible au tragique d’un monde social lancé comme une locomotive folle dans cette "bataille d’hommes" que dénonçait Rimbaud, nous donnent plus d’une fois la nostalgie de cet âge d’or, par exemple, qu’a été le romantisme allemand, monde de Novalis ou de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l’homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain. Il est temps de repenser à ces noces rompues. »

in Pourquoi la littérature respire mal, Julien Gracq

Un autre orage entier

Henri Le Sidaner, La table au jardin blanc à Gerberoy, 1900























L’ami, le voisin inéquitablement
se partagent ce que tu es. L’un
ne voit pas ce que l’autre entend.

Qu’ils s’unissent alors un soir,
et causent. Celui-ci dira de toi
tout le tonnerre, cet autre l’éclair.

Une lampe de chevet s’allumera,
qui découvrira ce qui se cachait
dans l’ombre au-delà du grand feu.

Mais à la fin aucun ne distinguera
plus qui du tonnerre ou de l’éclair
marque le cœur, qui le foudroie.

Tiens donc, un autre orage entier,
s’abstiendront-ils simplement de dire.

D'après le cochon d'Eustache

Cy Twombly, Bacchanalia, 1977





















                                                                   Toute l’écriture est de la cochonnerie.

                                                                                                                   Antonin Artaud

Ça a commencé par la nuque : on l’a ouverte et
c’est sorti. On a rempli des bols. On a raclé
ta peau. On a fait ta toilette avec de l’eau brûlante
et des paquets propres avec tes membres. Et ça
a ri et chanté dans les chaudes pièces sombres.
Ta tête muette dehors restée pendue sur le mur.

Les ocelles

Yves Klein, Grande anthropophagie bleue, 1960





















Il y a un vent à décorner les bœufs
et je baisse la tête comme un
taurillon en charge pour le fendre,
mes yeux tombent sur le sol :
les ocelles bleus d’un paon (aglais io).

À l’abri du vieux pneu (mais
l'abri n’est pas efficace) le papillon
se cramponne au bitume noir,
bride son être, prend un ris,
joint ses ailes, peut-être prie.

Car à peine au monde, avec déjà
si peu de temps devant soi, il y a de quoi
se demander, de quoi paniquer.
Du sable me gifle, la paupière bat,
rouvre. Il n’y a plus d’ocelles.

Pas un cadeau ordinaire l'image de ta mort

Hervé Guibert, Arles, 1981




















« Jacques regarde sa propre mort, qu’il éclaire, sans visage, de sa main. Lui ai apporté cette image aujourd’hui comme pour m’en défaire. Des cadeaux dont on ignore le sens. ... Évidemment, ce n’était pas un cadeau ordinaire celui de te livrer, à deux heures un dimanche après-midi, l’image de ta mort. »

in Journal, Alix Cléo Roubaud

Rubans blancs

Franz Kline, Monitor, 1956





















                    Ce fut là qu’on aperçut des femmes au milieu des
                    glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant
                    à mesure qu’elles s’enfonçaient ; déjà submergées,
                    leurs bras roidis les tenaient encore au-dessus d’elles.

                                                                                       Comte de Ségur

Aujourd'hui

la branche
piquée dans la glace
du ruisselet 
ne porte
aucun fruit.

Mais une image.

Hiver 1812 :

une suppliante
taillée dans la glace
porte au ciel
au-dessus d’elle et la Bérézina
un cri :

un enfant.

Nuit

Alix Cléo Roubaud, Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration, 1980




















nuit
tu viendrais

les tilleuls
noirciraient
les fusains les
sauges

les villages
pousseraient contre
les collines

des lumières
les collines en
seraient noires

in Dors, Jacques Roubaud

Les anciennes forges

Cy Twombly, On Returning from Tonnicoda, 1973





















                                        Mais cette douleur m'a fait ce que le feu fait au bois.
                                        Tout le superflu a brûlé. Ce qui reste est endurci.

                                                                                                       Mickey Donovan

Autour des pièces effondrées
où ont longtemps dansé les flammes
des fourneaux, parmi le béton
désarmé, l’herbe drue née des
pluies denses les oiseaux chantent.

Moins l’enfer de la production
les chambres, elles, sont aujourd’hui noires.
Les bouteilles de bière brisées
craquent sous les pieds là-même
où ses os rompus l’homme suait.

Je frôle les démons graffés sur
les colonnes. La porte vide au bout
est pleine d’un soleil carré. C’est mon tour.
Consumé, refondu, rené. Dehors

la lumière se mêle au vent, et dans
le vert chartreuse du pré près des chardons
se tortillent des orvets de lumière.

L'envolée

René Magritte, Le Thérapeute, 1937































L’oiseau s’approche
sans peur de l’homme
qui lit sur le banc.

Il voit dans ce livre
ouvert deux ailes
posées sur les genoux d’un homme.

Cet oiseau qui l’approche,

voilà
toute
l’envolée de l’homme.

Murmurations

Murmurations  La chose semble possible mais difficile : un artiste dresse des étourneaux, commande à leurs murmurations, et faisant d'eux un immense pinceau, peint les cieux.

Ethnoléguminologie et révolution  « Contrairement à ce à quoi nos ethnolégumino-logues s'attendaient, à cause des éternels préjugés, l’on constate, un peu abasourdi, que si la carotte, oui, a bel et bien un QI (comme tout élément du règne végétal, là-dessus leur intuition scientifique ne les a pas trompés), ce QI (0,0008) se trouve nettement inférieur à celui de la pomme de terre (0,001). La tomate, qui s'adapte davantage (Bloody Mary, potage, salade, confiture...), est dans une classe encore supérieure, une élite avec un quotient de 0,006. Mais le génie végétal est sans conteste le citron : un QI de 0,01 lui permet aussi bien de s'immiscer dans un chutney, une madeleine, un vermouth, un bonbon, un dégraissant à vitres, un remède de bonne femme ou un sorbet. » in Ethnoléguminologie et révolution (Ed. Omar Xiao, 2637), page 214.

Tracer  Marcher autour d'un lac, d'un étang soulage, évacue de l'être : c'est un peu communier  le traçant et retraçant à l’aide de nos pieds  avec le grand zéro qui nous contient.

Bruit des glaçons  Le dandy est un Ecclésiaste qui se vêt et comporte pour dire. Et ses versets sont tout dans les fils de son habit, et son cri dans sa morgue et le bruit des glaçons.

Arme à sous-munitions culturelle  La parution d'un livre  même à petite échelle  a fonction d'arme à sous-munitions culturelle. Qu'importe l'impact du dit ouvrage à sa sortie, l'acte même de le publier en aura dispersé dans le monde cent cinquante ou trois cents copies. La plupart finiront peut-être par atteindre une cible.

Magie sympathique  L'autobiographie est un appareil de magie sympathique, l'objet à son effigie que l'on pique de phrases assassines ou de panégyriques discrets, souhaitant d'être vu pire ou meilleur que ce que l'on est, et surtout pas quelconque.

Bec de gaz  Les romans de Mauriac sont peut-être les plus violents, les plus impitoyables, les plus pessimistes du monde. Pourtant quelque chose scintille très fortement dans ces ténèbres-là. Imaginons une chambre très obscure : ses stores vénitiens sont forcés doucement par l'éclairage d'un bec de gaz. Et ce bec de gaz est l'amour. Ou l'amour de Dieu. Ou Dieu Lui-même.

Vides  L'oiseau prend assurément un pied de dingue à sentir vibrer son chant dans les flûtes de ses petits os vides. Lui aussi l'homme, fait vibrer son vide : il parle. Mais il jouit peu.

Un tout neuf système de signes  Il est souvent intéressant d'assister à ce que produit la langue du peuple colonisateur entrée au marteau dans la tête du peuple colonisé : la digestion de sa syntaxe (avec sa puissance métaphorique) est si forcée, si traumatisée, elle se met à sécréter des formes d'expression inouïes. Exactement comme le poète macère, raffine, fait des stigmates de son enfance un tout neuf système de signes.

Piqué  Je rêve que l'on dit rosen za pour tige de rose en anglais ; le Z de za figurant à la perfection l'alternance des épines. Mais au réveil je découvre que rosen za signifie levé pour en bulgare. Et voilà l'esprit cabré, piqué par ce signe pour la journée.

Renaissance  J'optai pour un duo de nouvelles africaines : la célébrissime Au cœur des ténèbres ; l’antinomique Un avant-poste du progrès. Avec Conrad, depuis des années sur ma liste tel un grand mystère, je ne savais pas précisément à quoi m'attendre. Il était mon fleuve Congo. Ouvrant un de ses livres je me trouverai face à son estuaire.  Lecture-choc : de cette jungle métaphysique, de ce pessimisme moite  avec son style rude à la Melville mais un tantinet plus ensauvageonné  j'en ressors des bouts collés un peu partout comme un bébé crotté de placenta : je renais.

Swanndi  Bloomsday. Dire qu'on peut entendre à Dublin des lectures d’Ulysse les pieds dans la Guinness. À quand chez nous le Swanndi, les bouts des doigts mouillés de thé et le ventre bombé par un kilo de madeleines ?

Anubis  Vers vingt-deux ans j’avais le béguin pour Anubis. Ce divin canidé me semblait une compagnie sûre et cordiale pour passer le chenal de la mort. Pas étonnant que l’auto-momification soit devenue ma marotte. Je n'aurai jamais cessé de produire ces bandelettes autobiographiques des poèmes et de mes pensées éparses ou conjuguées, m'enroulant tour après tour dans ce tissu hiéroglyphique sans bouts du temps d'une vie à soi, m'embaumant avec les pages mêmes de cette émission de mon être.

Ouija  Cet ouija subtil de déplacer ses yeux sur les lignes d'un livre de poèmes.

Vagin  L'oreille, ce vagin dans le sas duquel, sous l'orgasme de basse qualité des desseins dégénérés d'une langue, d'un langage, la bêtise se conçoit.

Une nuit réparatrice  Un ami avait trouvé la combine d'obtenir un assez vaste appartement bourgeois pour un loyer dérisoire parce que les pièces n'étaient pas dans un bon état : les petits travaux de maintenance ordinaires entre deux baux n'avaient pas été effectués et tout l'ameublement du précédent occupant était encore en place. Et puis il y avait cette porte mystérieuse au fond du couloir, verrouillée et qu'aucune clé du trousseau n'avait fait céder. Mon ami finit par enfoncer la porte : c'était une chambre. Comme dans la maison-musée d'un artiste défunt, s'y trouvaient conservés tous les objets de l'ancien locataire suspendus dans leur usage quotidien. Des vêtements jonchaient une chaise, bavaient du tiroir d'une commode, s'exhibaient pendus dans l'armoire entrebâillée ; une bible ouverte attendait posée sur ses pages contre le plateau marqueté de la table de chevet, sa lecture mise sur pause ; et sur le lit, une couverture impeccable, qui gardait la forme d'un corps. C'est ici que le type avait rendu l'âme. Ce soir-là, au lieu du canapé habituel, c'est sur cette couche que je m'endormis. Je me glissai dans ce moule à mort.  J'y dormis comme un bébé, y passant une nuit des plus réparatrices.

Herbier  Stendhal voit dans force traductions des « Solitaires de Port-Royal » le pic atteint par notre langue. Ensuite, oui, elle échappe, dégringole. Les XVIIIème et XIXème  décadence varie  distillent encore l'air sublime des cordillères du verbe, mais déjà plus bas, mêlé à l'ordure de versants plus empruntés. Jusqu'à ce XXème, siècle du fragment : ici le relief abruptement retombe, le vertige est adouci ; il n’apparaît plus que des scories sur quoi à l'occasion s'imprime avantageusement une fleur. Puis ce siècle passe aussi, et celui-là commence, où la fleur n'est plus qu'asséchée, mise en croix dans le plan d'un herbier.

Les derniers lecteurs  À marée basse sous le beau soleil, fuyant la tourbe, je remarque un type presque invisible assis un livre à la main dans une anfractuosité de la roche. Je vais donc plus loin ; à mon tour trouve une anfractuosité dans la roche, m'assieds et tire de ma poche un livre. Je peux facilement en imaginer tout le long de la côte, sur des dizaines de kilomètres, cent ou deux cents comme nous, à l'abri des regards, de la rumeur des congénères, derniers lecteurs  pareils à ces premiers Chrétiens ameutés dans les cryptes.

Montée d’organe  Plus le sexe baisse avec l'âge plus son excitabilité vous remonte à la gorge, et on passe du cru au cuit et de l'alcôve à l'auberge.

Compensation  Une empathie secrète, solitaire mais puissante et tenace, même un peu maladive, s'est en moi développée en compensation, j'imagine, d'un amour tôt tari. Et cette pitié immodérée et l'amour mutilé s'accouplent mélancoliquement, pathétiquement, mettent bas, sous moi, une douleur double : souffrir avec l’autre et ne pas l’aimer.

Choses dites  Je n'ai aucun remords quand j'ai dit une chose odieuse que je pense. J'ai toujours du remords quand j'ai dit une chose aimable que je ne pense pas.

Rides  Nous portons ce masque depuis si longtemps : ses rides sont véritablement les nôtres.

L’amour au monde  « Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moitié de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moitié-là. » Ce que dit la chenille verte au crapaud en vadrouille loin de son puits, dans le conte d'Andersen, c'est ce que je pourrais dire de l'écriture : si je n'ai vécu qu'à demi sous ce linceul de la page, le reste du temps l'amour que j'aurai fait au monde sous ce drap-là…

in Salle d'attente

Lorca encore

Salvador Dalí, Visage paranoïaque, 1935























Quand Lorca fut assassiné
ils l'obligèrent à se retourner pour regarder
le versant abrupt et Grenade tout en bas.
Adieu ville natale. Ils l'abattirent dans le dos comme
toujours, visant aussi les fesses car il était gay. Les puissants
fusils le déchiquetèrent et la famille ramassa ensuite
ses morceaux sur la pente pour l'enterrement.
Quel oiseau rare ! Autant tuer
le dernier héron bleu sur Terre. Aujourd'hui il y a là-bas
un cadran solaire. Nous avons bu une bouteille produite
par Christine, un cru appelé Mémoire. Le vin et les larmes
ont failli m'étouffer. À certains moments de ma vie,
il a été mon poète préféré, celui qui me rendait cinglé.
À Séville j'ai marché le long du Guadalquivir
et aperçu son ombre perpétuelle dans l'eau
mouvante, la musique gitano locale me serrant le cœur
avant de le faire exploser. Le fleuve charriait sans cesse
ce fardeau d'ombre musicale jusqu'à l'océan.
Au bord de la Méditerranée j'ai entendu sa voix sur l'eau.

in La position du mort flottant, Jim Harrison

Tempête de chambre

Tempête de chambre — Dans mon Petit-Maroc natal, la ville compte construire un îlot maritime qui « comprendra une piscine d’entraînement à la survie en mer ». Équipée d'une technologie hors du commun elle permettra de « reconstituer les vagues jusqu’à 1 m 50 de hauteur, mais aussi les conditions extrêmes, nuit, pluie, orage, brouillard ». Voilà que la mythique Salle des dangers des X-Men fréquentés dans ma prime adolescence s'installe dans le quartier qui m’a vu naître. Hélas, je crains d'atteindre mon terme avant que ce projet n'atteigne le sien. Quand le faux ciel et la fausse tourmente gronderont et rugiront artificiellement dans leurs ténèbres factices, j'aurai déjà dû affronter mon propre gros temps ; celui, véritable lui, du souffle qui s'exile, la petite tempête de chambre de ma propre mort.

Dans le noir  Quand on n'est pas au pic de sa forme mais à son antipode dans le gouffre occasionnel, il arrive simplement parfois que cette voix habituelle  de l'ami ou de l'amant  qui ne nous avait jamais semblé jusqu'ici particulièrement sèche ou dure, gronde et tonne en nous comme dans une chambre trop grande et trop vide. Et le moindre trait d'esprit amicalement, amoureusement jeté, met involontairement dans le noir comme une flèche.

La fragmentation pyramidale des responsabilités  Il y a environ trois ans je me suis retrouvé sans immatriculation. On m'a cru (et donc déclaré) : « hors territoire ». Je m'agace outrageusement quand la guichetière m'affirme ne pas être responsable du système. « Oui, je sais, la fragmentation pyramidale des responsabilités. » Ne sachant quoi répondre, elle exécute la parade classique et cherche une main tendue dans le regard de ses collègues. Je suis à deux doigts de me lancer dans une harangue à propos d'Hannah Arendt et son concept de banalité du mal, mais je me ravise, fais volte-face, laissant progresser d'une case les philosophes suivants.

Diseazcotheca  L'acid house qui a été produite de 1993 à 1995 aura été à la musique ce que Barnett Newman et les expressionnistes abstraits auront été à la peinture. On ne s'étonne pas que l'acid house en cet âge d'or ait été un point de jonction pour deux extrêmes : le nihilisme spontané de ses adeptes aura généré malgré lui une sorte de bouddhisme frénétique, un mode d'anéantissement du moi par une peste dansante volontairement contractée. Une immolation par le son. Et le TB-303 aura été le grand prophète de ce nouveau dogme.

Refuge  À la façon de la mouche qui ne trouve plus sûr refuge que sur l'objet conçu pour sa destruction lui-même, c'est en la chevauchant que j'échappe à mon angoisse.

M’ouvrir  Mes nerfs une fois m'ont appelé à m'ouvrir jusqu'à eux. J'ai vu leurs gaines inviolées, parmi le sang sous ma chair fendue comme un sourire. Et j'ai ri.

Cœur bis  Dès que le sang est dans sa queue, l'homme la prend pour son cœur.

Vice de la vertu et vertu du vice  La vertu exposée avec excès se montre comme souillée d'elle-même ; quand saturé de lui-même le vice finit comme emporté et lavé par sa profusion.

Logorrhée  Je fatigue les gens : je parle trop... quand je parle. Et si mon interlocuteur a droit à une telle logorrhée c'est parce que je me soumets à une vie de reclus, où les occasions de parler sont rares. Ça me rappelle cette chose qu'a dite Marcel Marceau : « Ne faites jamais parler un mime, parce qu'il ne s'arrêtera jamais. »

Gamelle  La langue lape la vérité comme un chien l'eau dans sa gamelle : à la fin presque tout est à côté, presque rien n’a passé la gueule.

L’impassible grade  Refusant de me ranger du côté des pour comme des contre, les uns me qualifient d'irresponsable, les autres de mouton. J'aurai ainsi  à entendre mes détracteurs des deux bords , grâce à ma neutralité réfléchissante, atteint l'impassible grade de mouton irresponsable. Je n'ai décidément plus d'enseignement à tirer de Sénèque et Tchouang-tseu. Seule l'inutilité du veau-de-lune, avec une cinquième patte ou deux têtes (qui expliqueraient mon empêchement naturel à prendre parti), me ferait accoster une pâture supérieure.

Ministère du sport  Une pratique généralisée et plus intensive du sport est devenue une des politiques prioritaires ; et non pas parce qu'un gouvernement se préoccupe de la santé de ses citoyens, mais pour la raison que le temps consacré au culte du corps abrège celui voué aux nourritures de l'esprit. Ainsi l'on accroît la longévité du consommateur, et nul apostat ne naît d'une chair lasse dont la tête est toute occupée d'exploits.

Phalange  À l'abri dans la phalange de mes poèmes je vais à vous vraiment nu. Oui j'habite le vêtement de leur énigme. Mais je veux que vous l'arrachiez.

Catéchisme  Une Saison en enfer m'est depuis le début un catéchisme. Et à l'instar des exégètes chrétiens je trouve sans cesse une occasion d'en travestir la lecture afin d'y déceler quelque oracle justifiant ma conduite. Nécessité qui pourrait à elle seule expliquer mon intarissable retour à ces pages jaunies, cornées. Mais nécessité subsidiaire car une autre la domine encore : cette fascination que toute l'œuvre (et je veux bien dire : chaque mot, chaque point, chaque virgule) exerce sur moi et qui m'absorbe dans mon entier, insecte à la nuit se jetant à ce feu qui l'éclaire autant qu'il s'y consume.

Appendice, prétexte, conséquence  On se demande si certains de nos livres de chevet, usés jusqu'à la corde, patinés au point d'en avoir sensiblement absorbé notre ADN, ne sont pas devenus notre prolongement. Ou bien plus invraisemblable encore, si nous n'en sommes pas nous-même l'appendice, le prétexte et la conséquence.

La drôle d’éducation  Si l’expression drôle de guerre s’applique idéalement à ces jours de flottement où la France fut frappée d’acédie patriotique, la formule drôle d'éducation ne consacre pas moins, et avec un vague analogue, mon entrée dans l'existence.

Contact  La femme et l'homme ne connaissent qu'à demi l'homme, pour la raison que tout ce que la femme sait de l'homme lui vient de sa conserve de l’enfant passé en elle ; et que sa propre connaissance, qu'il est homme, est à l'homme l'écran qui le coupe de cet enfant  lui-même  dont il ne sait presque pas qu'il cherche à le toucher au contact d'une femme.

Perfectionnement  Le pire a toujours l'ombre qu'il projette pour maître. Et c'est à ce processus que le pire doit de se perfectionner sans trêve.

Orbite  Certains courts fragments de Blanchot sont les seules choses qui chez lui ont ma faveur. Ils font penser à ces objets mathématiques impossibles : bouteille de Klein, ruban de Möbius... Ils sont à l'énoncé ce que la toupie, seule avec elle-même, est au moyeu qui commande à la roue : une longue orbite autour de soi, et qui nous inocule le sentiment d'une stabilité parfaite.

Tabulation  Une tabulation est dans l'homme, qui lui ferme du monde et son commencement et sa fin. Et une autre est dans le monde : elle est le monde imaginé par l’homme.

Marcillac  C'est sous le couvercle jeté par Mazarin sur ses hautes ambitions  et qu'aucune sauvagerie natale ou malignité assez ferme, assez convaincue* ne put soulever  que Marcillac se trouva dès lors en position de mijoter ce venin, cette certaine amertume qu'on lui connaît dans ses Maximes, et que l'épice qu'exsudaient les infidélités d'alcôve et de cour mêlées relevait encore. Rien ne naît jamais que n'ait fermenté une intimité.

* « Il n'est pas un féodal comme Condé, au profil d'oiseau de proie, au regard fascinateur. Il est brave mais sans enthousiasme. » (J. Bourdeau)

Miracle arithmétique  « Il faut qu'il y ait dans le poème un nombre tel qu'il empêche de compter. » (Claudel) Et c'est sans doute cette mathématique-là, d'abord insinuée en nous, clandestinement, puis, sans crier gare, reversée dans le poème par un je-ne-sais-quoi, qui nous découvre une interprétation du monde plus recevable. Et peut-être parce que nous ôtant provisoirement un peu à nous-même. « Tout, dans la vie, me paraît si décoloré, si dépourvu d'intérêt. Dans ces moments-là, il n'y a rien de meilleur que les mathématiques. Il n'y a pas de paroles pour rendre la douceur de sentir qu'il existe tout un monde d'où le Moi est complètement absent. » (Sophie Kowalevski) La poésie réussit ce petit miracle arithmétique de nous soustraire à notre existence tout en nous la rendant plus pleine de nous-même.

Refonte  La voix tire un trait entre l’homme et l’esprit de l’homme, comme un éclair solide, et qui brûle et enlumine ce chemin. Une rupture si vive qu’elle refond aussitôt ensemble, et plus durablement, tout ce qu’elle rompt, créant l’énergie brève que nécessite ce soubresaut de lumière qui toujours imprime plus en nous l’objet pudique du poème.

in Salle d'attente