— Premièrement, je suis seule. Deuxièmement, je suis vieille. Troisièmement, j'ai peur.
— Cela n'a pas d'ombre. Solitude, vieillesse, peur ne laissent aucune ombre sur le sol. Répète-toi que cela n'a pas d'ombre. Rien de ce que tu interprètes de l'univers dans l'univers n'a d'ombre.
Publius s'assied lentement. Il arrange sa bande de laine autour de son cou et de son crâne nu. Publius dit en faisant effort :
— Les sentiments n'existent pas. Les mots inventent des êtres qui sont inutiles. nous ne devons pas employer d'autres mots que ceux qui renvoient à des objets qui portent une ombre sur cette terre, dans la lumière propre à cette terre. »
*
« Publius dit qu'il n’y a ni souffrance, ni gaieté, ni déception, ni espoir :
— Au nom de quoi se plaindre et souffrir ? Que suppose-t-on de l’univers quand on est malheureux ? Que suppose-t-on de l’univers quand on prétend étreindre entre ses mains le bonheur ou un corps qui en incarne l’espoir ? La naissance, le soleil, la forme des corps, la société civile, l’air, la mort ne nous indiquent rien. »
*
« Publius Saufeius vient me voir. J'ai la respiration courte.
— Tu as un peu de cendres dans le cœur, me dit-il. Ce que nous avons éprouvé ne se consume jamais tout à fait. Un peu de cendres dans le cœur empêche de respirer. »
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« Publius dit :
— Une sorte de poussière invisible tombe du soleil, pleine d'atomes, dont rien ne nous nettoie et qui s'engorge dans l'œil et s'épaissit tout à fait dans la nuit de la mort.
Publius ajoute :
— Cette poussière se nomme la poussière.
Il se tait puis ajoute :
— Ou bien le nom de cette poussière est le temps.
Il se tait de nouveau, pour ajouter de nouveau :
— Ou bien le nom de cette poussière est la terre.
Il se tait encore. Il ajoute :
— Ou bien le nom de cette poussière de poussière est encore la poussière. »
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« Publius se tourna vers Ti. Sossibianus et dit :
— Depuis que le monde est un être vivant, la maison est en feu. Le fait que le monde est en feu, c'est cela qui rend ce monde clair. »
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« Spurius disait, il y a une dizaine de moissons de cela, que Publius avait le cul si maigre qu'il pouvait le planter dans celui de Marius. »
in Les tablettes de buis d'Apronenia Avitia, Pascal Quignard