Tempête de chambre

Tempête de chambre — Dans mon Petit-Maroc natal, la ville compte construire un îlot maritime qui « comprendra une piscine d’entraînement à la survie en mer ». Équipée d'une technologie hors du commun elle permettra de « reconstituer les vagues jusqu’à 1 m 50 de hauteur, mais aussi les conditions extrêmes, nuit, pluie, orage, brouillard ». Voilà que la mythique Salle des dangers des X-Men fréquentée dans ma prime adolescence s'installe dans le quartier qui m’a vu naître. Hélas, je crains d'atteindre mon terme avant que ce projet n'atteigne le sien. Quand le faux ciel et la fausse tourmente gronderont et rugiront artificiellement dans leurs ténèbres factices, j'aurai déjà dû affronter mon propre gros temps ; celui, véritable lui, du souffle qui s'exile, la petite tempête de chambre de ma propre mort.

Dans le noir  Quand on n'est pas au pic de sa forme mais à son antipode dans le gouffre occasionnel, il arrive simplement parfois que cette voix habituelle  de l'ami ou de l'amant  qui ne nous avait jamais semblé jusqu'ici particulièrement sèche ou dure, gronde et tonne en nous comme dans une chambre trop grande et trop vide. Et le moindre trait d'esprit amicalement, amoureusement jeté, met involontairement dans le noir comme une flèche.

La fragmentation pyramidale des responsabilités  Il y a environ trois ans je me suis retrouvé sans immatriculation. On m'a cru (et donc déclaré) : « hors territoire ». Je m'agace outrageusement quand la guichetière m'affirme ne pas être responsable du système. « Oui, je sais, la fragmentation pyramidale des responsabilités. » Ne sachant quoi répondre, elle exécute la parade classique et cherche une main tendue dans le regard de ses collègues. Je suis à deux doigts de me lancer dans une harangue à propos d'Hannah Arendt et son concept de banalité du mal, mais je me ravise, fais volte-face, laissant progresser d'une case les philosophes suivants.

Diseazcotheca  L'acid house qui a été produite de 1993 à 1995 aura été à la musique ce que Barnett Newman et les expressionnistes abstraits auront été à la peinture. On ne s'étonne pas que l'acid house en cet âge d'or ait été un point de jonction pour deux extrêmes : le nihilisme spontané de ses adeptes aura généré malgré lui une sorte de bouddhisme frénétique, un mode d'anéantissement du moi par une peste dansante volontairement contractée. Une immolation par le son. Et le TB-303 aura été le grand prophète de ce nouveau dogme.

Refuge  À la façon de la mouche qui ne trouve plus sûr refuge que sur l'objet conçu pour sa destruction lui-même, c'est en la chevauchant que j'échappe à mon angoisse.

M’ouvrir  Mes nerfs une fois m'ont appelé à m'ouvrir jusqu'à eux. J'ai vu leurs gaines inviolées, parmi le sang sous ma chair fendue comme un sourire. Et j'ai ri.

Cœur bis  Dès que le sang est dans sa queue, l'homme la prend pour son cœur.

Vice de la vertu et vertu du vice  La vertu exposée avec excès se montre comme souillée d'elle-même ; quand saturé de lui-même le vice finit comme emporté et lavé par sa profusion.

Logorrhée  Je fatigue les gens : je parle trop... quand je parle. Et si mon interlocuteur a droit à une telle logorrhée c'est parce que je me soumets à une vie de reclus, où les occasions de parler sont rares. Ça me rappelle cette chose qu'a dite Marcel Marceau : « Ne faites jamais parler un mime, parce qu'il ne s'arrêtera jamais. »

Gamelle  La langue lape la vérité comme un chien l'eau dans sa gamelle : à la fin presque tout est à côté, presque rien n’a passé la gueule.

L’impassible grade  Refusant de me ranger du côté des pour comme des contre, les uns me qualifient d'irresponsable, les autres de mouton. J'aurai ainsi  à entendre mes détracteurs des deux bords , grâce à ma neutralité réfléchissante, atteint l'impassible grade de mouton irresponsable. Je n'ai décidément plus d'enseignement à tirer de Sénèque et Tchouang-tseu. Seule l'inutilité du veau-de-lune, avec une cinquième patte ou deux têtes (qui expliqueraient mon empêchement naturel à prendre parti), me ferait accoster une pâture supérieure.

Ministère du sport  Une pratique généralisée et plus intensive du sport est devenue une des politiques prioritaires ; et non pas parce qu'un gouvernement se préoccupe de la santé de ses citoyens, mais pour la raison que le temps consacré au culte du corps abrège celui voué aux nourritures de l'esprit. Ainsi l'on accroît la longévité du consommateur, et nul apostat ne naît d'une chair lasse dont la tête est toute occupée d'exploits.

Phalange  À l'abri dans la phalange de mes poèmes je vais à vous vraiment nu. Oui j'habite le vêtement de leur énigme. Mais je veux que vous l'arrachiez.

Catéchisme  Une Saison en enfer m'est depuis le début un catéchisme. Et à l'instar des exégètes chrétiens je trouve sans cesse une occasion d'en travestir la lecture afin d'y déceler quelque oracle justifiant ma conduite. Nécessité qui pourrait à elle seule expliquer mon intarissable retour à ces pages jaunies, cornées. Mais nécessité subsidiaire car une autre la domine encore : cette fascination que toute l'œuvre (et je veux bien dire : chaque mot, chaque point, chaque virgule) exerce sur moi et qui m'absorbe dans mon entier, insecte à la nuit se jetant à ce feu qui l'éclaire autant qu'il s'y consume.

Appendice, prétexte, conséquence  On se demande si certains de nos livres de chevet, usés jusqu'à la corde, patinés au point d'en avoir sensiblement absorbé notre ADN, ne sont pas devenus notre prolongement. Ou bien plus invraisemblable encore, si nous n'en sommes pas nous-même l'appendice, le prétexte et la conséquence.

La drôle d’éducation  Si l’expression drôle de guerre s’applique idéalement à ces jours de flottement où la France fut frappée d’acédie patriotique, la formule drôle d'éducation ne consacre pas moins, et avec un vague analogue, mon entrée dans l'existence.

Contact  La femme et l'homme ne connaissent qu'à demi l'homme, pour la raison que tout ce que la femme sait de l'homme lui vient de sa conserve de l’enfant passé en elle ; et que sa propre connaissance, qu'il est homme, est à l'homme l'écran qui le coupe de cet enfant  lui-même  dont il ne sait presque pas qu'il cherche à le toucher au contact d'une femme.

Perfectionnement  Le pire a toujours l'ombre qu'il projette pour maître. Et c'est à ce processus que le pire doit de se perfectionner sans trêve.

Orbite  Certains courts fragments de Blanchot sont les seules choses qui chez lui ont ma faveur. Ils font penser à ces objets mathématiques impossibles : bouteille de Klein, ruban de Möbius... Ils sont à l'énoncé ce que la toupie, seule avec elle-même, est au moyeu qui commande à la roue : une longue orbite autour de soi, et qui nous inocule le sentiment d'une stabilité parfaite.

Tabulation  Une tabulation est dans l'homme, qui lui ferme du monde et son commencement et sa fin. Et une autre est dans le monde : elle est le monde imaginé par l’homme.

Marcillac  C'est sous le couvercle jeté par Mazarin sur ses hautes ambitions  et qu'aucune sauvagerie natale ou malignité assez ferme, assez convaincue* ne put soulever  que Marcillac se trouva dès lors en position de mijoter ce venin, cette certaine amertume qu'on lui connaît dans ses Maximes, et que l'épice qu'exsudaient les infidélités d'alcôve et de cour mêlées relevait encore. Rien ne naît jamais que n'ait fermenté une intimité.

* « Il n'est pas un féodal comme Condé, au profil d'oiseau de proie, au regard fascinateur. Il est brave mais sans enthousiasme. » (J. Bourdeau)

Miracle arithmétique  « Il faut qu'il y ait dans le poème un nombre tel qu'il empêche de compter. » (Claudel) Et c'est sans doute cette mathématique-là, d'abord insinuée en nous, clandestinement, puis, sans crier gare, reversée dans le poème par un je-ne-sais-quoi, qui nous découvre une interprétation du monde plus recevable. Et peut-être parce que nous ôtant provisoirement un peu à nous-même. « Tout, dans la vie, me paraît si décoloré, si dépourvu d'intérêt. Dans ces moments-là, il n'y a rien de meilleur que les mathématiques. Il n'y a pas de paroles pour rendre la douceur de sentir qu'il existe tout un monde d'où le Moi est complètement absent. » (Sophie Kowalevski) La poésie réussit ce petit miracle arithmétique de nous soustraire à notre existence tout en nous la rendant plus pleine de nous-même.

Refonte  La voix tire un trait entre l’homme et l’esprit de l’homme, comme un éclair solide, et qui brûle et enlumine ce chemin. Une rupture si vive qu’elle refond aussitôt ensemble, et plus durablement, tout ce qu’elle rompt, créant l’énergie brève que nécessite ce soubresaut de lumière qui toujours imprime plus en nous l’objet pudique du poème.

in Salle d'attente