Murmurations

Murmurations  La chose semble possible mais difficile : un artiste dresse des étourneaux, commande à leurs murmurations, et faisant d'eux un immense pinceau, peint les cieux.

Ethnoléguminologie et révolution  « Contrairement à ce à quoi nos ethnolégumino-logues s'attendaient, à cause des éternels préjugés, l’on constate, un peu abasourdi, que si la carotte, oui, a bel et bien un QI (comme tout élément du règne végétal, là-dessus leur intuition scientifique ne les a pas trompés), ce QI (0,0008) se trouve nettement inférieur à celui de la pomme de terre (0,001). La tomate, qui s'adapte davantage (Bloody Mary, potage, salade, confiture...), est dans une classe encore supérieure, une élite avec un quotient de 0,006. Mais le génie végétal est sans conteste le citron : un QI de 0,01 lui permet aussi bien de s'immiscer dans un chutney, une madeleine, un vermouth, un bonbon, un dégraissant à vitres, un remède de bonne femme ou un sorbet. » in Ethnoléguminologie et révolution (Ed. Omar Xiao, 2637), page 214.

Tracer  Marcher autour d'un lac, d'un étang soulage, évacue de l'être : c'est un peu communier  le traçant et retraçant à l’aide de nos pieds  avec le grand zéro qui nous contient.

Bruit des glaçons  Le dandy est un Ecclésiaste qui se vêt et comporte pour dire. Et ses versets sont tout dans les fils de son habit, et son cri dans sa morgue et le bruit des glaçons.

Arme à sous-munitions culturelle  La parution d'un livre  même à petite échelle  a fonction d'arme à sous-munitions culturelle. Qu'importe l'impact du dit ouvrage à sa sortie, l'acte même de le publier en aura dispersé dans le monde cent cinquante ou trois cents copies. La plupart finiront peut-être par atteindre une cible.

Magie sympathique  L'autobiographie est un appareil de magie sympathique, l'objet à son effigie que l'on pique de phrases assassines ou de panégyriques discrets, souhaitant d'être vu pire ou meilleur que ce que l'on est, et surtout pas quelconque.

Bec de gaz  Les romans de Mauriac sont peut-être les plus violents, les plus impitoyables, les plus pessimistes du monde. Pourtant quelque chose scintille très fortement dans ces ténèbres-là. Imaginons une chambre très obscure : ses stores vénitiens sont forcés doucement par l'éclairage d'un bec de gaz. Et ce bec de gaz est l'amour. Ou l'amour de Dieu. Ou Dieu Lui-même.

Vides  L'oiseau prend assurément un pied de dingue à sentir vibrer son chant dans les flûtes de ses petits os vides. Lui aussi l'homme, fait vibrer son vide : il parle. Mais il jouit peu.

Un tout neuf système de signes  Il est souvent intéressant d'assister à ce que produit la langue du peuple colonisateur entrée au marteau dans la tête du peuple colonisé : la digestion de sa syntaxe (avec sa puissance métaphorique) est si forcée, si traumatisée, elle se met à sécréter des formes d'expression inouïes. Exactement comme le poète macère, raffine, fait des stigmates de son enfance un tout neuf système de signes.

Piqué  Je rêve que l'on dit rosen za pour tige de rose en anglais ; le Z de za figurant à la perfection l'alternance des épines. Mais au réveil je découvre que rosen za signifie levé pour en bulgare. Et voilà l'esprit cabré, piqué par ce signe pour la journée.

Renaissance  J'optai pour un duo de nouvelles africaines : la célébrissime Au cœur des ténèbres ; l’antinomique Un avant-poste du progrès. Avec Conrad, depuis des années sur ma liste tel un grand mystère, je ne savais pas précisément à quoi m'attendre. Il était mon fleuve Congo. Ouvrant un de ses livres je me trouverai face à son estuaire.  Lecture-choc : de cette jungle métaphysique, de ce pessimisme moite  avec son style rude à la Melville mais un tantinet plus ensauvageonné  j'en ressors des bouts collés un peu partout comme un bébé crotté de placenta : je renais.

Swanndi  Bloomsday. Dire qu'on peut entendre à Dublin des lectures d’Ulysse les pieds dans la Guinness. À quand chez nous le Swanndi, les bouts des doigts mouillés de thé et le ventre bombé par un kilo de madeleines ?

Anubis  Vers vingt-deux ans j’avais le béguin pour Anubis. Ce divin canidé me semblait une compagnie sûre et cordiale pour passer le chenal de la mort. Pas étonnant que l’auto-momification soit devenue ma marotte. Je n'aurai jamais cessé de produire ces bandelettes autobiographiques des poèmes et de mes pensées éparses ou conjuguées, m'enroulant tour après tour dans ce tissu hiéroglyphique sans bouts du temps d'une vie à soi, m'embaumant avec les pages mêmes de cette émission de mon être.

Ouija  Cet ouija subtil de déplacer ses yeux sur les lignes d'un livre de poèmes.

Vagin  L'oreille, ce vagin dans le sas duquel, sous l'orgasme de basse qualité des desseins dégénérés d'une langue, d'un langage, la bêtise se conçoit.

Une nuit réparatrice  Un ami avait trouvé la combine d'obtenir un assez vaste appartement bourgeois pour un loyer dérisoire parce que les pièces n'étaient pas dans un bon état : les petits travaux de maintenance ordinaires entre deux baux n'avaient pas été effectués et tout l'ameublement du précédent occupant était encore en place. Et puis il y avait cette porte mystérieuse au fond du couloir, verrouillée et qu'aucune clé du trousseau n'avait fait céder. Mon ami finit par enfoncer la porte : c'était une chambre. Comme dans la maison-musée d'un artiste défunt, s'y trouvaient conservés tous les objets de l'ancien locataire suspendus dans leur usage quotidien. Des vêtements jonchaient une chaise, bavaient du tiroir d'une commode, s'exhibaient pendus dans l'armoire entrebâillée ; une bible ouverte attendait posée sur ses pages contre le plateau marqueté de la table de chevet, sa lecture mise sur pause ; et sur le lit, une couverture impeccable, qui gardait la forme d'un corps. C'est ici que le type avait rendu l'âme. Ce soir-là, au lieu du canapé habituel, c'est sur cette couche que je m'endormis. Je me glissai dans ce moule à mort.  J'y dormis comme un bébé, y passant une nuit des plus réparatrices.

Herbier  Stendhal voit dans force traductions des « Solitaires de Port-Royal » le pic atteint par notre langue. Ensuite, oui, elle échappe, dégringole. Les XVIIIème et XIXème  décadence varie  distillent encore l'air sublime des cordillères du verbe, mais déjà plus bas, mêlé à l'ordure de versants plus empruntés. Jusqu'à ce XXème, siècle du fragment : ici le relief abruptement retombe, le vertige est adouci ; il n’apparaît plus que des scories sur quoi à l'occasion s'imprime avantageusement une fleur. Puis ce siècle passe aussi, et celui-là commence, où la fleur n'est plus qu'asséchée, mise en croix dans le plan d'un herbier.

Les derniers lecteurs  À marée basse sous le beau soleil, fuyant la tourbe, je remarque un type presque invisible assis un livre à la main dans une anfractuosité de la roche. Je vais donc plus loin ; à mon tour trouve une anfractuosité dans la roche, m'assieds et tire de ma poche un livre. Je peux facilement en imaginer tout le long de la côte, sur des dizaines de kilomètres, cent ou deux cents comme nous, à l'abri des regards, de la rumeur des congénères, derniers lecteurs  pareils à ces premiers Chrétiens ameutés dans les cryptes.

Montée d’organe  Plus le sexe baisse avec l'âge plus son excitabilité vous remonte à la gorge, et on passe du cru au cuit et de l'alcôve à l'auberge.

Compensation  Une empathie secrète, solitaire mais puissante et tenace, même un peu maladive, s'est en moi développée en compensation, j'imagine, d'un amour tôt tari. Et cette pitié immodérée et l'amour mutilé s'accouplent mélancoliquement, pathétiquement, mettent bas, sous moi, une douleur double : souffrir avec l’autre et ne pas l’aimer.

Choses dites  Je n'ai aucun remords quand j'ai dit une chose odieuse que je pense. J'ai toujours du remords quand j'ai dit une chose aimable que je ne pense pas.

Rides  Nous portons ce masque depuis si longtemps : ses rides sont véritablement les nôtres.

L’amour au monde  « Ma feuille est la plus large de toutes, elle cache la moitié de l'univers, mais je me passe fort bien de cette moitié-là. » Ce que dit la chenille verte au crapaud en vadrouille loin de son puits, dans le conte d'Andersen, c'est ce que je pourrais dire de l'écriture : si je n'ai vécu qu'à demi sous ce linceul de la page, le reste du temps l'amour que j'aurai fait au monde sous ce drap-là…

in Salle d'attente