Mises à jour du livre de bord de l'affût

Gerhard Richter, Toilet Paper, 1965



L’écriture, c’est du venin qui guérit du venin. La main qui nous garrotte. Le petit miracle qui ponctionne le souffle en retenant la vie.  Avec beaucoup d’autres personnes qui écrivent je partage l’espoir, dans cet exercice, de me défaire d'une certaine « ordure ». Car oui, il arrive que ce soit le contact prolongé d’avec quelque chose de profondément sale qui pousse à écrire. C’est alors une tentative de faire cracher la lumière à cette chose sale et intime comme un pétrole. Chose sombre, enfouie, nauséabonde, mais qui détournée par l’intelligence, raffinée par l’esprit, peut produire quelque lumière, quelque chaleur, au moins parfois l’énergie du moment.  Il y a cet évident rapport au feu en ce qui me concerne. Un feu de réconfort, purificateur. D’un usage qui va de la flamme au tison. J’y forge autant que j’incinère. Dans mes périodes de complète auto-combustion par contre je cesse totalement d’écrire. Ma propre cendre ne tient sensiblement sur aucune page. Et dans celles où le feu est joyeusement absent, par bonheur je ne produis rien.

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L'écriture se positionne dans ma journée naturellement. Elle n’est pas quelque chose que j’organise. C’est comme mâcher ou se gratter, c’est un geste qui me vient et dont je note seulement  à demi-surpris quand il commence et un peu hébété quand il finit  qu’il a été effectué. Le passage de l’aliment dans la gorge ou la séparation momentanée d’avec ce qui me démange, c’est ça qui rend compte du mouvement, qui témoigne qu’un instant le filtre d’une certaine idée de la poésie m’est passé sur l’organe indiscernable qu’il déclenche.

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Maintenant une bonne journée est une journée, non sans écriture, mais sans le désir d’écrire. Ou bien un jour assagi à des mots d’ascète, des mots d’oiseau, de fleur, de neige. Sans hommes.

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Le grand projet intérieur serait certainement d’écrire un poème inépuisable, réversible, extensible qui contiendrait tout sans le paraître. Un cri articulé qui viendrait de si loin en soi qu’il serait la première voix que nous contenons tous. Une voix de singe, de poisson ou de métazoaire.

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La poésie est une semaison par l’art et qui germe dans la vie. Écrire de la poésie prépare à un état, enseigne l’acuité, le bond dans tout être, le retrait, à réduire sa présence en un point qui se place partout, prend à ce qui l’entoure  mais rend comme une graine.

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C’est l’unique rituel que je m’octroie : être à l’affût. Je me pose quelque part et je me dis : « Allez, regarde, écoute et sens. Rien d’autre et tout à la fois. » Et écrire, le plupart du temps, ne consiste qu’à mettre à jour le livre de bord de cet affût. 

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Je crois, et ce quasi invariablement, que la poésie n’est pas simplement « parler ». Des poèmes doivent être écrits. Qu’ils soient lus, estimés ou compris est subsidiaire. Qu’ils existent dans toute leur multiplicité est tout ce qui compte. Ils sont là comme l’eau ou l’air. Ils attendent que la nécessité les détecte.


in Salle d'attente