Mouvement par la faim

Georg Baselitz, Dystopian Couple, 2015






















                                                                                                    Quand j’ôte le bouchon, l’odeur d’encre fraîche
                                                                                                    descend dans mon ventre affamé
                                                                                                    et me rend triste
                                                                                                                                                                Takuboku


« J’aurais aimé pouvoir manger à sa place et que ce soit elle qui reçoive la nourriture » nous confie Richard Brautigan dans son Journal japonais à propos de son amie Kazuko hospitalisée. Il ne serait pas si fantaisiste d’imaginer que c’est un sentiment similaire qui a poussé Dominique Boudou à rédiger ce déroutant journal de bord de ses visites à sa compagne très affaiblie par un carême destructeur. Journal-poème à vif et frugal. Reflet peut-être là du régime que s’impose la femme du notateur-spectateur impuissant. Et par cette économie du langage, instinctivement l’ego aussi est mis à la diète. Celle-ci propice. Pour laisser temps et espace où écouter et entendre ce si peu que dit l’autre  dans la singularité d’un geste, un simple regard, un mot gracile.*

Et ce qui dicte ici à la main est un amour attentif, l’amant courbé sur la femme. Mais sans rompre, car il faut pouvoir tenir. Pour porter. Et se courbant l’amant se creuse : paume, vasque où l’aimée pourra, qui sait, se ressaisir, ou ressaisir le reflet de sa propre image absentée, détruite. Ce désir de transfuser à bas bruit sa volonté en elle. Geste avéré de l’amour. De l’amour qui parfois vaut conjuration.

Et c’est, de temps en temps, une des raisons pourquoi le poète ose la parole. Comme ici. Afin de parler « pour ». Pas « à destination de » mais « à la place de ». Deleuze dit ça. Celui qui ne peut pas ou ne peut plus émettre de parole, de par sa condition ou les circonstances, trouve alors quelque fois dans une autre voix son émetteur.

Seulement ce livre-ci, ce livre tendu  tellement volontaire , c’est davantage. Battre le corps est moins un livre de poèmes qu’un test du miroir.

Et d’un insigne tact.

Mais avec un miroir brisé. Fait d’une mosaïque de tessons de langage. Tessons laissés là sur le chemin qui va de l’amant déconcerté à la femme chérie, et retour. Et c’est un chemin dur. Pour qui le terrasse ou qui le parcourt. Les tessons coupent et ce sont des flashs sévères, cuisants ou glacés, qui par à-coups éclairent. L’auteur d’abord. Puis le lecteur. L’un l’autre y « paissent des débris de miroirs ».

Cinq ou six vers tombés par hasard sous mes yeux auront suffi à imprimer en moi un grand désir de me procurer ce livre. Dès les premiers mots on est saisi. Ses pages produisent un effet équivalent à celui qui est rapporté par l’auteur lui-même dans un précédent ouvrage (Quand ta mère te tue), où il liait déjà l’image de la faim à la froideur du pire de l’hôpital :

J’ouvre la porte du frigo et sa lumière de morgue me saute dessus.

Dominique Boudou, dans un répertoire proche de ceux d’un Giovannoni, d’un Rahmy, d’un Metz ou d’un Takuboku (dans ce qu’ils auront signalé de plus urgent et tripal) mais à la tessiture bien personnelle, comme eux met en flacon un cri sobre. Et comme on parle d’écriture blanche : un cri blanc.

Mais ici ce blanc est d’un blanc « cassé ». De celui des draps usés  lavés et relavés en famille  et du linge de table austère reçu en hoirie : legs empesé de mots durs et de silences calcifiés. Empesé de toute l’histoire de l’être cher pudiquement encodée.

Aussi le corps qui se détruit est la biographie qui s’écrit. Chaque bouchée refusée est un oui à la question du mal.

Dans son saisissant Mouvement par la fin Philippe Rahmy donne peut-être une clé à cet engrenage funeste :

J’aime le mal pour ce qu’il m’ôte d’irréalité. Le mal est toujours vrai, la régularité avec laquelle il frappe disperse l’incertitude de vivre. 

La souffrance donne un autre corps. Remplace dans le corps ce qui s’en absentant la génère.

Le balancier d’un régime naturel n’en équilibre plus les fonctions. Un chaos lent s’est installé. Le passé a creusé, a prélevé, a taillé. Le corps est anguleux. Et les angles du corps accrochent les souvenirs qui en sont les géomètres : ces « mains lourdes » qui les ont formés  avec leur calcul mauvais, la nuisibilité de leur dessein qui s’inscrivent au charbon sur la transparence de la peau. 

Les mots sont maigres
et la page très blanche.

C’est le corps et
la peau de l’aimée

via les yeux de l’amant.
Via son regard aigu

sur quoi
se tend son poème.**

Chaque poème ici est une esquisse de l’aimée, mais qui suffit : davantage en blesserait le portrait. Et chaque esquisse, sur vélin très fin, se superpose à la précédente. Et à la fin « remonte » la chair, le visage. Corps et visage dont la « reprise » est attendue sous cette serre du livre. Et dans les interstices des silences la lumière qui prend tout, où tout « prend », dans cette attente est prière.

Le mot faim, omniprésent, lui aussi est prière. Mais une à nul père, à nulle mère. Une prière à l’appétit du gouffre en soi. A son éveil. 

Battre le corps est un journal de bord. Oui. De bord du gouffre. Du gouffre de l’autre. Du gouffre entre soi et l’autre. L’autre qui entre toujours un peu en nous à mesure qu’on y a un peu pénétré.

L’autre en nous, air de gouffre, petite musique. Petite musique de sons de machines médicales et des pulsations d’un cœur qui bat au rythme d’un autre. Petite musique concrète d’amour malade.

Et les heures s’y égrènent dans une autre temporalité. Les « boudins » de la pendule montent, descendent au rythme des soins et de la relève. Mais il y a une fenêtre. Toujours au moins une fenêtre, seul théâtre où se joue une réalité qui semble désormais factice.

Ce matin, j’ai essayé de chercher dans le ciel voilé des aquarelles de Turner ou de Constable. Il y en avait parfois.

C’est ce que note Hervé Guibert dans son Journal d’hospitalisation.

Dominique Boudou, lui, voit même dans l’oiseau venu un peu au carreau un reflet volatile de l’aimée :

Tu lui parles de l’oiseau
Et c’est lui qui sourit sur ton visage

Un appétit d’oiseau... Alors juste un oiseau, un bout de ciel :

Un ciel trop vaste
Et tu trembles

Ce poème pluriel n’a pas une nécessité. Il est au-delà de la nécessité. Il est l’évidence. Il est amour. Amour de l’autre prescrit en complément chez l’autre de la perte (ou de l’absence) de l’amour de soi. Greffe de tendresse prodiguée au corps émacié qui dilapide la pudeur de sa chair.

Dominique Boudou est le scribe d’une souffrance tue, d’un cri disparu avec la faim.

Au cours de ma lecture d’autres voix ont posé un menton discret sur mon épaule. Par exemple celle de Sumitaku Kenshin, poète qui n’aura pas non plus été sans acuité face à la maladie (ici la sienne) et dans ce registre du paysage clinique :

Ôtant la coquille              Mon visage déformé       Suspendu dans la nuit 
de l’œuf dur                 je le puise                        la poche de perfusion 
mes doigts de malade       dans la cuvette                 la lune blanche

Les livres de ces auteurs  Kenshin, Rahmy, Boudou, Metz…  ont en commun de donner le sentiment d’avoir été davantage expirés qu’écrits. Ce n’est plus l’eau qui goutte dans la clepsydre, c’est le souffle. Encore que souffle macéré, oui, peut-être. Cependant souffle lavé, tendu, et séché au blanc de la page.

Un aveu consterné conclut parfois la note-poème devant tous les stratagèmes, inconscients ou non, employés par l’aimée pour ne pas « prendre » le fruit en elle. Comme évoquer en larmes des peines similaires à la sienne ; l’intrusion du rire ; le récit d’un mauvais rêve.

Et nous saisit, nous travaille au corps, running gag déchirant  qui en dit long  le feuilleton, le roman noir d’une pomme, dont on suit toutes les stations, de son entrée en scène jusqu’à sa complète oxydation. 

On connaît les leçons de ténèbres. Ces pages-ci sont des leçons de lumière d’hôpital. Il ne fait aucun doute que leur auteur  tel un Celan, tel un Chalamov  aurait beaucoup sacrifié pour ne jamais voir cette occasion de les produire.

Cependant elles sont là, elles existent. Et dix ans après ce livre tient. Tout y tient. Il est des mots en retrait si bien ajustés, des bégaiements du cœur (paradoxalement fixés avec une diaphane acuité) si honnêtement établis qu’ils en démodent les modes.

Tout est beau ici. Tout est beau parce que tout y est dosé et parce que tout y est un besoin, une soif. Une faim. On ne devrait pas dire beau, on ne devrait pas dire faim. Mais on le dit, parce que si la maladie n’est jamais belle, la souffrance de celui qui assiste à la souffrance et tente de les dire, les deux, la sienne et l’autre, cela est toujours beau. C’est un geste dont on ne doute pas qu’il est vain. Qu’il essaie, ce geste, de combler un vide. Dans Battre le corps ce vide est la faim. La faim de comprendre. La faim de voir tout cela finir. La faim de la faim de l’autre.

*

* J’écris tout cela des années après la sortie de ce livre. Parce que ce livre reste dans un coin de ma tête. Parce que je crois que ce livre mériterait un retour sur le devant de la scène. Même si son auteur ne le souhaite peut-être pas. Dominique Boudou a mis les mains dans le cambouis  cet atroce « cambouis blanc »  pour l’écrire. Peut-être n’a-t-il pas envie de réveiller ce « cambouis ».

** Qu’on me pardonne ce poème qui m’est venu.

[Note de lecture publiée sur le site de la revue Terre à ciel en juillet 2023.]