Fauves

Henri Rousseau, La charmeuse de serpents, 1907




















À minuit sur cette grand-place déserte à Dinard, nous buvons
nos bières dans ta petite caravane de gardien improvisé de cirque.
Tu nous dis : « Vous voulez voir une chose extraordinaire ? »
Bien sûr nous quittons la petite cabane sur roues, te suivons.
La nuit est belle et tranquille. Au loin, sur tout le périmètre,
les maisons ont clos leurs volets, les feux sont éteints et nous
nous glissons par une fente dans la toile, nous nous immisçons
dans les ténèbres. Des ténèbres à chaque pas à l’odeur plus fauve.
« Attention, nous préviens-tu, ne vous approchez pas trop. »
Et avançant l’odeur fauve ne se contente plus de se densifier.
Elle s’incarne. Fait craquer les planches des cages indistinctes,
projette d’une ocre très assombrie des ondoiements souples
presque imperceptibles. Se dote d’yeux gros comme des poings,
billes à roulement de mécaniques d'Afrique. Arrivés à un mètre
un tonnerre de chair tout près soudain gronde, et nos corps
sont pris dans cet étau des ténèbres et du rugissement cosmique
des lionnes. Puis les gueules claquent un peu. Sans aucun effort
elles passent nos êtres au crible de leur flair, font un tour sur
elles-mêmes, se laissent retomber nonchalamment dans le foin,
fixent sur nous leurs quatre globes au noir stellaire. Une seule
chose brille encore dans l’obscurité, et c’est dans leurs yeux
nos toutes petites vies à l’état de points. Notre souffle est coupé
à la fois par cette beauté non préméditée et par une peur primitive.
Ou primale. Car de retour dans la petite caravane nos cœurs
battent à nouveau mais plus librement dans la nuit chaude.
Nous nous remettons à boire et nous rions doucement. Pour
remercier. Encore stupéfiés. Pudiques aussi. Quand une lionne
rugissant dans un rêve à moins de vingt mètres, fait trembler
ce sol de fortune sous nos pieds un minuit tranquille à Dinard.