Albizias

Mark Rothko, No.14, 1960


























Vigie à la hune de mon balcon,
mon « balcon de la tranquillité
au-dessus des contingences »
(Su Dongpo l’aurait dit comme ça),
je fends cette mer des albizias :
c'est une capiteuse et puissante

copulation de lavande et citronnelle
qui me pénètre et m’arraisonne.

Aujourd'hui l'odeur du monde

ne dit rien de l'image du monde,
harponne une image trompeuse.
Le vent est si fort dans le monde,

il désunie son odeur, son image.

Et ces jours incendiés consument
le corps dans une contrefaçon

d’éternité qui affole l’âme. Puis
la nuit con sordina tombe, prend
son temps à rafraîchir torse et

membres. Et la tête est alors une
stèle où graver une pensée calme.

On passe sa vie à se trouver

bien à rien foutre, manière de prier.
Ou à se trouver bien en suspens
sous les tropismes ; le désir,

l’instinct. Et dans l’autre confort
du fantasme c’est en moi l’ermite
qui brûle ou le furibond qui médite.

Jamais ni équilibre ni su opter.
Toujours vécu trop ou pas assez.
Alors peut-être je n’ai jamais vécu.

La canicule endormie je m’accoude
au cœur de la nuit nu à la table
sur le balcon, ferme les yeux.
Le vent par à-coups me caresse,
me fait une chemise douce, qui
ondoie, me caresse. Les murs
pauvres, les fleurs, la rue, leurs
parfums se mêlent. Je hume. Le
silence dans la ville, dans les chambres.
Les parfums des albizias, des
détergents endormis m’enivrent.

Clic. On a déclenché la lumière
automatique à l’entrée de l’immeuble
voisin. Un chat. Prêt à bondir
là haut dans une fenêtre noire,
mais soudain il se fige. Suspendu
lui aussi. A l’orée du cercle de
lumière un congénère s’éveille.
Duel de regards ; émerveillement
des regards. La lumière s’éteint.

Cette brise brève, par à-coups
dans la canicule endormie,
c’est la respiration de la bête
monde qui dissout dans l’air
l’état dernier de ta croix. Les
clous de tes sens te gravent
dans le silence noir. Être ça,
à peine donc. Ou rien. Ou chose.
Plus que ce corps nu dans la
nuit. Et cela suffit. Comment
tu peux encore en être surpris.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023