Paysage de sa propre mort

Paysage de sa propre mort — De notre venue au monde jusqu’à la fin de l'adolescence, notre regard tout neuf est si accaparé par toutes les nouveautés qui à l'extérieur de nous s'offrent à lui, il ne remarque qu'à peine (et refuse de voir surtout) la métamorphose qui gagne notre anatomie dans toute sa profusion. Plus tard (ce qui arrive relativement vite) voilà déjà l'hiver du corps. Et si l'homme s'est lassé de toutes ces révolutions externes (et qui ne sont au final jamais remarquables, car la nature ne produit que du neuf avec du vieux), à cause aussi que l'expérience d'une vie a usé le regard, la vieillesse survient comme le terreau de manifestations hors du commun, d'extravagances toujours plus inouïes telles que : les fruits d'une vision en berne ; l'apparition d'abcès, de poils, de taches en des zones jusqu'ici épargnées (éclosions incongrues, peu ou prou douloureuses) ; et reine douairière de notre déchéance, cette flaccidité qui défait un homme fait en sa réplique grossière. Tout cela est un spectacle lent et sûr, une télénovela funèbre. Le vieillissement du corps est une récréation hétéroclite et truculente. Aucun panorama ne vaut le paysage de sa propre mort au travail. Aucun maître n'a de crédit qu'en cette école.

Poison  Puisqu'il l'affirme lui-même, que son héroïne, telle l'Emma du Gus, est une manière d'autoportrait, il devient clair que le crime qu'a commis Thérèse Desqueyroux, d'intoxiquer son mari (avec un cocktail d'aconitine, de digitaline et de chloroforme), Mauriac l'a également commis. En intoxiquant tout son clan du poison de sa littérature.

Calcaires — Le plombier, patiemment, un peu comme à un enfant, m'explique que le débit de l'eau est ralenti à cause du calcaire dans le « mousseur ». J'aurais proba-blement, comme n'importe qui, déjà résolu ce problème tout seul — si je n'avais pas moi-même ce dépôt réflexif, ce calcaire de la pensée qui ralentit mon bon sens.

Vase canope — L'adulte est le vase canope qui contient encore quelques organes de l'enfant qu'il a été. Mais ne nous faisons aucune illusion, l'enfant est bien mort en nous. Et les souvenirs que nous en conservons, plongeant nos yeux d'aujourd'hui dans le fond du vase déjà ancien, ne révèlent qu'un mystère, l’impossibilité de comprendre une intelligence à l'état sauvage beaucoup plus subtile et noble que la nôtre. Ce germe d'homme qu'est l'enfant, dans sa croissance a rejeté le tégument en quoi consistait tout le code de ses jeux énigmatiques et de son exquise raison.

Nicolas de Staël — En 54, les tesselles sombres de ses tableaux s'allument, ses couleurs sont irradiées, radieuses. Et sous un double soleil — la Sicile, un amour , épanouies, même se dilatent. Cependant cette prodigalité dans l'incandescence, abrupte, est aussitôt tempérée par la frugalité des aplats, domptée par les griffés de la truelle et du couteau. Tout à la fois d'une aridité ascétique et don dense, dédiés à la passion, à Jeanne, ses paysages-temples sont les relevés sismographiques d'un cœur qui a trouvé son rythme. — Et pourtant... l'année suivante, déjà la dernière. 1955 : la peinture de Nicolas de Staël broie ses moraines, ses tesselles s'émancipent, diluent le mastic vibrionnant sous-jacent. Les contours-coutures — les gris, blanc, brun — craquent et tout soudain est d'une pièce. Ce sont des mers d'huile , des calmes. Des calmes, oui, mais d'avant la tempête, d'avant le « gros temps ».

À travers la vitre — La voix de Paul Léautaud est encore une branche solide à laquelle s'accrocher ; avec les bourgeons de ses rires ; ses exaspérations, fugaces secousses de la feuillée : Robert Mallet est un maître-arboriste très consciencieux. Voilà quelle pensée me vient, quand à travers la vitre sale, à travers l'arbre nu dans l'hiver, je note la présence d'une mouette sur fond bleu. Du haut de son toit elle semble tendre l'ouïe, écouter la voix radiophonique venue d'un autre âge.

Troie — La Guerre de Troie, ouvrage publié par Charles Gailly de Taurines en 1934, et glané dans la bibliothèque de mon aïeule vers neuf ou dix ans, est peut-être le livre qui en fin de compte m'aura le plus marqué. J'ai cette Iliade vulgarisée dans la peau. Enfant, je trouvais toutefois un défaut à ce livre, et qui gâtait mon plaisir : que l'on ait baptisé l'un des héros achéens — ô toi, fils de Télamon — du nom d'une poudre à récurer dont se servait ma grand-mère.

The winner is — L'homme transmet le spermatozoïde, et le spermatozoïde transmet à l'homme son état d'esprit : à tout prix gagner la course. Échec garanti. Car l'ovule d'une vie d'homme est la mort.

Malformation — Mon père est né avec une dextrocardie : son cœur est à droite. J'aimerais croire que c'est cette malformation congénitale qui explique qu'au cours de nos face-à-face, nos deux cœurs, au lieu de s'être tenu compagnie, se rencontrant l'un l'autre aient toujours choisi de s'affronter.

Après — Après le cri, succède toujours plus de silence. Le tien joint au leur. Toi honteux d'avoir crié, eux de s'en être effrayés.

Fleuve — « Le mal densifie la vérité : indéchiffrable elle roule comme un fleuve opaque : c'est une trop épaisse accrétion de clartés. Il faut une force, une santé suprêmes pour tenir tête à sa source. » — Je découvre quelques années après avoir écrit ceci ces mots de Weil : « Ainsi les clartés, en s'accumulant, font figure d'énigmes, à la manière d'un verre trop épais qui cesse d'être transparent. »

Commandement — Mon cœur aspire à la douceur évangélique. Ma langue est dure comme la pierre des Tables de la loi.

Proies — Ne crie pas. Pour ne pas alarmer ta proie. Pour ne pas être une proie.

Poème — Une main emportée par ses propres tripes est le titre d'un poème que j'ai écrit sur Mishima il y a de ça maintenant près de vingt ans. Je ne vois rien à y ajouter. Pas même le poème. (Un tercet de Kenneth White dirait parfaitement la chose : Certains poèmes n’ont pas de titre / ce titre n’a pas de poème // tout est là dehors.)

Fixateurs — Le moraliste, le thanatopracteur ont en commun de fixer la toute dernière apparence des deux seuls fruits que produit tout homme, et qui sont une pensée et un cadavre.

Lecture — Le monde qui brûle est afin qu'il le déchiffre la torche du sage.

Tricéphale — L'Occidental contemporain peut être assez bien représenté par une statue tricéphale : une gueule qui vocifère contre la société de consommation ; une seconde bouche hurlante réclamant du pouvoir d'achat ; un ultime orifice : la bouche bée ou les lèvres pincées, soumission muette.

Zéro indien — Jean Varenne, dans un commentaire des Upanishads, nous apprend que « juridiquement, le samnyâsin — renonçant — est considéré comme décédé » et qu'il procure à sa famille tous les avantages du défunt : l'héritage est débloqué, sa « veuve » a la possibilité de se remarier. Il vit désormais en tant que « mort-vivant », perd son nom et doit se rebaptiser. On n'est plus étonné après cela de découvrir que ce sont ces mêmes Indiens qui inventèrent au Vème siècle ce chiffre zéro que Brahmagupta définit comme la soustraction d'un nombre par lui-même — ce sifr, à la fois « vide » et « grain », que les Arabes propageront.

Départ — Un monde idéal serait un monde où nous aurions pris soin de faire le départ entre l'homme et la femme. Un monde idéal, car un monde bref.

Géant — Les révolutions et les exécutions publiques permettent aux haines privées, par nature désunies, de s'assembler et communier dans un géant dont le visage est l'humanité générale se haïssant elle-même.

in Salle d'attente