Le fleuve juste avant la forêt

Max Ernst, La Grande Forêt, 1927

« Mon oisiveté de passager, mon isolement parmi tous ces hommes avec qui je n'avais aucun point de contact, la mer huileuse et languide, l'uniformité sombre de la côte, semblaient me tenir à distance de la vérité des choses, dans les rets d'une illusion lugubre et absurde. La voix de la houle perçue de temps à autre était un plaisir positif, comme le langage d'un frère. C'était quelque chose de naturel, cela avait une raison, un sens. Parfois un bateau venu de la côte donnait un contact momentané avec la réalité. Il avait des pagayeurs noirs. On leur voyait de loin luire le blanc des yeux. Ils criaient, ils chantaient, leurs corps ruisselaient de sueur ; ils avaient des visages comme des masques grotesques, ces types ; mais ils avaient des os, des muscles, une vitalité sauvage, une énergie intense de mouvement, qui étaient aussi naturels et vrais que la houle le long de leur côte. Ils n'avaient pas besoin d'excuse pour être là. C'était un grand réconfort de les regarder. Un moment, j'avais le sentiment d'appartenir encore à un monde de faits normaux ; mais il ne durait guère. Quelque chose survenait pour le chasser. Une fois, je me rappelle, nous sommes tombés sur un navire de guerre à l'ancre au large de la côte. On n'y voyait pas même une baraque, et ils bombardaient la brousse. Apparemment les Français faisaient une de leurs guerres dans ces parages. Le pavillon du navire pendait mou comme un chiffon ; les gueules des longs canons de six pouces pointaient partout de la coque basse ; la houle grasse, gluante le berçait paresseusement et le laissait retomber, balançant ses mâts grêles. Dans l'immensité vide de la terre, du ciel et de l'eau, il était là, incompréhensible, à tirer sur un continent. Un boum ! partait d’un canon de six pouces ; une petite flamme jaillissait, puis disparaissait, une petite fumée blanche se dissipait, un petit projectile faisait un faible sifflement — et rien n'arrivait. Rien ne pouvait arriver. L'action avait quelque chose de fou, le spectacle un air de bouffonnerie lugubre... »

*

« Le courant était lisse et rapide, mais une immobilité muette était installée sur les rives. Les arbres vivants, ficelés ensemble par les lianes et tous les buissons vifs du sous-bois, semblaient changés en pierre, jusqu'au plus mince rameau, jusqu'à la feuille la plus légère. Ce n'était pas un sommeil, pas un état naturel, mais une sorte de transe. On n'entendait pas le plus faible bruit d'aucune sorte. On regardait interdit et on commençait à se croire sourd — puis la nuit tomba d'un coup, vous frappant aussi bien de cécité. Vers trois heures du matin un gros poisson bondit et frappa l'eau si fort que je sautai comme si on avait tiré un coup de feu. Quand le soleil se leva il y avait un brouillard blanc, très chaud et moite, et plus aveuglant que la nuit. Il ne bougeait ni n'avançait : simplement, il était là, dressé tout autour comme une matière solide. A huit ou neuf heures, à peu près, il se leva comme on lève un store. Nous eûmes la vision d'une multitude d'arbres, de l'immense jungle enchevêtrée, avec la petite boule enflammée du soleil au-dessus — le tout parfaitement immobile — puis le store blanc redescendit sans heurts comme s'il eût passé dans des glissières huilées. Je commandai de laisser filer la chaîne de l’ancre que nous avions commencé à relever. Elle n'avait pas fini sa course avec un sourd cliquetis, qu'un cri, un cri très fort, comme d'infinie désolation, s'éleva dans l'air opaque. Il cessa. Une vocifération plaintive, modulée en discordances sauvages, nous remplit les oreilles. C'était tellement inattendu que mes cheveux se dressèrent sous ma casquette. Je ne sais comment les autres en furent frappés ; à moi il sembla que c'était la brume même qui avait hurlé ; tellement soudaine et apparemment surgie de tous les côtés à la fois, s'était élevée cette tumultueuse et lugubre clameur. Elle culmina en une explosion précipitée de hurlements presque intolérablement excessifs, qui s'arrêta d'un coup, nous laissant raidis dans une variété de sottes attitudes, écoutant obstinément un silence presque aussi terrifiant et excessif. "Bon Dieu ! Qu'est-ce que ça veut dire ?" bredouilla contre mon coude un des pèlerins. [...] Deux autres restèrent bouche bée une minute entière, puis se précipitèrent dans la petite cabine, d'où ils resurgirent aussitôt pour jeter des regards effarés, des Winchesters armées à la main. Ce que nous pouvions voir n'était que le vapeur où nous étions, son contour brouillé comme s'il avait été sur le point de se dissoudre, et un ruban d'eau brumeuse, de peut-être deux pieds de large, autour de lui  et c'était tout. Le reste du monde n'était nulle part, pour autant que nos yeux et nos oreilles fussent concernés. Parti, disparu, balayé sans laisser un murmure ou une ombre. »

in Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad