David Hockney, The Boy Hidden in a Fish, 1969 |
La baleine, c’est la création, en fin de compte superflue, mais indispensable pour cette expérience gratuite et d’ailleurs quasiment inintelligible.
J.P. DE DADELSEN
Je lui tends l’argent et nous nous donnons rendez-vous en haut
de la colline. Je patiente près du buisson d’un pré, sous une paire
d’aulnes secs. Assis parmi les brins d’herbe granulés d’ombre et
de lumière, respirant avec peine l’air brûlant mais doux, comme
échappé d’un four que l’on entrouvre, je relis quelques poèmes,
avale deux biscuits, une gorgée d’eau. Je finis tout juste de pisser
contre le buisson sous les arbres quand je l’aperçois qui surgit.
Nous échangeons les mots d’usage, puis elle ouvre la petite grille
et dos courbé, presque à genoux, nous entrons, abandonnant le
bleu du ciel javellisé de soleil pour un couloir entre de grandes
pierres fraîches. Nous parvenons par ce boyau jusqu’à la chambre.
L’ancestrale chambre. A quatre pattes nous pénétrons dans notre
protohistoire. Nous nous introduisons dans ce générateur d'intimité,
ce conservatoire des secrets gardés. Aujourd’hui je serai le seul
visiteur, me dit-elle. Un silence épais soudain. Et la hantise aussi
— et même peut-être mêlée de désir — d’un contact accidentel.
L’invisible promiscuité de deux corps, deux souffles. Mais
aussitôt, au fond de cette très vieille chambre, la lisse et jeune
main s'élève, allume une torche dans les ténèbres au-dessus de
nos deux figures. Nous nous redressons prudemment et la petite
main blanche, presque séraphique, se met à exister avec une
vive unicité dans cette chambre, ce tumulus. Dans cette « bosse
de la prière » comme ils disent par ici, chez moi. Et cette main
est en tout point semblable à celle de l’ange annonciateur de Giotto
à Padoue. Mais ici tenant une torche parmi des araignées mortes.
Chaque araignée, recroquevillée, a à ses jointures des gouttes
blanches solidifiées qui font ressembler son cocon de cadavre à
une structure moléculaire. Celle de la mort ? Dans la pierre les
nazis en 44 ont gravé des croix gammées parmi ce qui paraît
être les dates de naissance de leurs enfants. Mes yeux, dans leur
naïveté d’insectes, tombent partout où se pose le soleil factice
de la torche. Nos ancêtres du néolithique ont eux aussi incisé la
pierre. La dalle de couverture est constellée de motifs multimillénaires.
Et c’est exactement pour ça que je suis là. Etre loin. Profondément
loin. Loin du monde qui broie obscurément les hommes. Ici,
dans l’obscurité loin de l’obscur, on joue aux devinettes. Vais-je
trouver à quoi on a pensé ? Je trouve pour la hache et pour la
crosse. Mais ce dessin-là ? Deux demi-cercles en vis-à-vis décalés
sur le manche de ce qui semble être une pioche. Une double
signification peut-être, me dit-elle, légèrement excitée, agitant
son faisceau en direction des motifs piquetés. Un indice : agriculture.
Je réponds : « Soc ? » Gagné ! Mais l’autre sens ? « C’est assez
surprenant » prévient-elle... Cachalot ! Incroyable ! Se peut-il que
l’océan soit venu jusqu’ici à l’époque ? J’ai vécu dans un endroit
comme ça. Où la mer a tellement reculé qu’il y a des anneaux
d’amarrage au mur d’un prieuré de campagne. Et d’un coup
nous discutons de la ville, de cette autre ville, où je suis revenu
après vingt ans d’exil, et où elle, étrangère, vit depuis peu. Dans
cette chambre mortuaire vieille de plus de six mille ans nous
causons, causons, et encore « monstre marin » : du dernier « plus
grand paquebot du monde ». Monstre marin. Technologie. Et
ce cachalot piqueté, qui dit l’aube d’une technique. Et nous
parlons, parlons, et je parle, parle, ici, dans ce lieu de silence et
de proto-religion. Je suis là, dans cette chambre, à raconter à
cette fille parmi des esprits résiduels antédiluviens des choses
sur ma ville. Et puis sur moi. Oui, sur moi. Encore et encore.
L’encorbellement des mots sur les mots. Comme à confesse dans
ces ténèbres violées par la torche que tient une jeune et gracile
main qui convoite le mystère. Dans ce silence qui, loin de la
dureté du monde, dans sa peau de pierre est violé par ma voix.
Ma voix... Elle tient la torche et nous fixons les inscriptions de
nos ancêtres. Nous parlons construction navale, plage, études,
art et d’une ère de fête achevée. Et je sens quelque chose. L'amour.
Les signes qui seront effectifs plus tard. Pas l'amour ici, pour
l'aventure. Non. Mais l’amour du grand présent absenté. Et qui
avait fui ou que j’avais fui, et que je n'attendais plus, et que
maintenant j'attends, que j’attendrai, qui je sens qui revient comme
tombé de cette accidentelle fente dans la dalle de couverture
que nous fixons. Que son premier découvreur, me rappelles-tu,
ma jolie, a par étourderie fendue. Les signes. Dans cet utérus
pour morts maçonné par nos ancêtres au sommet anciennement
le plus recueilli de la ville, pudique mamelon de terre herbu
parmi les prés aux vaches hébétées de soleil, nous dissertons sur
des motifs piquetés à la signification obscurcie par soixante-cinq
siècles passés dans ce ventre de pierre. Et ici, sur cette langue
de terre dans la gorge du monstre, sous le cachalot-soc, j’attends
d'être recraché. A la racine des montagnes j’étais descendu.
Et puis elle éteint sa torche, et nous nous courbons à nouveau,
repassant l’étroit couloir des « pierres debout ». Nous extrayant
de cette profondeur fraîche et noire, nous remontons vers les
agréments du soleil et vers les délices de l’air et de la terre. Et
nous nous séparons, avec au bout de la visite quelques derniers
mots comme Moby Dick, trois-mâts, Joyce, « les lectures difficiles
décrassent. » « Ils trépanaient à l’époque » me dit-elle encore.
« Et les morceaux de crâne ponctionnés voyageaient pour on
ne sait quelle raison. » Je redescends jusqu’à la route. Je sens
les signes, encore. Beaucoup. Puis peu. Puis ils disparaissent.
in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023