Un moment d’absence — J. Eustache / S. Durastanti

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« Il a peur du jour quand il se lève. Aussi ne se lève-t-il plus. Ni lui, qui reste perpétuellement couché pour faire si possible sa nuit du jour, ni le jour aboli, qui ne se lève plus pour lui. Il a peur de la nuit quand elle tombe, aussi crée-t-il un jour artificiel avant. Il a peur du silence, aussi parle-t-il sans cesse. Qu’on lui réponde ou pas, qu’on l’écoute ou pas, il parle sans désemparer, à croire qu’il ne s’entend pas. D’ailleurs il n’entend rien. D’abord, face à lui, les autres s’agitent, se contorsionnent, font des grimaces. Puis à la fin ils ne savent plus que dire ni que faire. Alors faute de savoir ils ne disent plus rien, ils ne font plus rien. Quand les autres ne veulent plus faire semblant, lui revient à ses machines. Il en a beaucoup, il leur fait dire ce qu’il veut. Elles, lui obéissent au doigt et à l’œil. Elles répètent ses moindres balbutiements avec une infinie complaisance. Elles l’écoutent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elles n’ont pas le don de la répartie. Peu lui importe, puisqu’il n’aime pas qu’on le contrarie. Pourtant il arrive qu’il s’ennuie, qu’il s’emporte contre elles, qu’il les casse parfois. Alors c’est un grand évènement dans sa vie, quand une machine ne répond plus à la commande. Le reste du temps elles marchent en permanence, elles le reçoivent cinq sur cinq, elles ont envahi la pièce. La radio bourdonne, une voix venue d’ailleurs résonne ; selon les intonations modulées la radio enregistre des graduations lumineuses. Cependant ni les vagues lueurs, ni la voix traversant la pénombre ne troublent l’homme dans son sommeil sur le lit où il est vautré. Au contraire, elles le bercent. Et si la voix s’arrêtait, si les variations d’intensité lumineuse cessaient, il se réveillerait en sursaut, atterré par le silence et l’obscurité. »