L’orage

Philippe Cognée, Le pont, 2000





















Il a besoin de marcher quand rien ne va.
Aller le plus loin possible. Jusqu’à se retrouver seul.
C’est pourquoi il longe la rivière.
Il marche. Perdu dans sa vie. Comme saoul.
À la centrale électrique, les premières gouttes tombent.
À peine perceptibles.
Elles s’évaporent aussitôt, l’atmosphère est une étuve.
Puis c’est le centre commercial,
et quelque chose craque dans le ciel.
Le diable roule ses tonneaux.
Une grosse goutte flasque le frappe à la tête,
cerise liquide échappée d’un bec.
À l’abri d’arbres denses, les oiseaux découvrent
une lumière d’hiver.
Une seconde goutte l’atteint dans le cou
et roule sous le t-shirt, saisit sa peau.
Il tend une main devant lui, perplexe.
Elle n’est pas touchée.
Ces gouttes, toutes aussi grosses que rares,
ressemblent à une mauvaise blague.
Mais il ne lève même pas le front.
Il sait bien qu’il n’y a que le ciel là-haut.
Quelques personnes prévoyantes sortent du chemin.
D’autres sont en faction
derrière les portes automatiques du centre commercial.
Il décide de poursuivre jusqu’au pont de la rocade.
Arrivé à lui, fini le monde.
Mais des couples de quinquas à vélo y ont fait halte.
Les casques sont démesurés, les sacoches pleines.
Il s’assoit à l’entrée du pont, les laissant à l’autre bout.
Personne ne parle. Ça y est, l’orage est là.
L’air fraîchit d’un coup. Un rideau de pluie s’abat.
Au-dessus d’eux la voie express et le ciel grondent. 

Rebroussant chemin sous la pluie,
il remarque qu’il n’y a plus ni cyclistes ni joggers.
Que ses baskets ne sont plus étanches.
Sur la rive opposée, des ouvriers fument leur clope
à l’avant-dernier étage de l’immeuble qu’ils construisent.
Ils le regardent. Peut-être même qu’ils l’envient.
Deux grues, d’un jaune surnaturel, font tourner
leurs grandes aiguilles, et descendre et monter leurs charges 
vers les collègues aux bras tendus sur le toit.
Quand une force soudaine, verticale, le pétrifie.
Le comprime. Puissante. Totale.
Le voilà courbé. Son sang est figé.
Sa chair, ses organes ont été comme tirés vers le sol.
Il a cru bondir mais ses pieds sont cloués.
Il entend crépiter là-haut. Il regarde.
On dirait qu’une torsade de foudre vient de se poser
sur une des lignes à haute tension de la centrale.
Un dragon électrique perché une seconde. Et puis disparu.
Sous ce choc il croit revivre. Et il revit effectivement.
Aussi longtemps qu’il pense
que ce lieu est maudit par temps d’orage
et qu’il lui faut accélérer sa marche.
Quand il comprend qu’au contraire les conducteurs
des pylônes montent la garde sous les éclairs,
toute pression retombe. Et la vie aussi retombe.
Au point que quand la foudre frappe à nouveau la ligne,
il ne ressent cette fois qu’un doux vertige.
Puis c’est fini.
Les éclairs et les roulements ne se confondent plus.
L’orage s’éloigne. Il arrive.
Deux canards quittent la rivière et volent jusqu’à un saule.
Un troisième le suit en nageant.
Il marche. Perdu dans sa vie. Comme saoul.

in Combattant varié, Aux Cailloux des Chemins, 2020