Il y a des poésies que l’on croit hermétiques et qui
en fait finissent par nous amener au constat que c’est nous qui sommes fermé.
Et il n’y a pas toujours de mal à ça. Les antennes... Encore les antennes... Si on
peut être fier d’en avoir développées certaines, doit-on ressentir une gêne de
n’avoir pas pu pousser à éclater les bourgeons des autres ?
Eh bien, quand on m’a proposé d’écrire quelque
chose sur les livres de deux auteurs, j’ai tout de suite eu mes accès au premier. Et rien n’y a fait
pour le second. Et je ne peux même pas dire que ce sont celles de mes antennes
qui sont le moins déployées qui en sont responsables. Peut-être n’est-ce pas un
bon livre. Peut-être que je n’ai pas su voir que c’était un bon livre. Je n’y
ai rien trouvé.
Cela semble un manque de chance, plus que de talent
ou de travail, mais il arrive que dans un livre nous ne trouvions rien.
Toutefois ce rien n’est jamais tout à fait rien. Parce que parmi ce rien, sur
le chemin parcouru à travers ce rien, au bout du compte il y a soi. Et même pas
rarement. Immanquablement. C’est inéluctable. Implacable.
Si l’on s’écoute,
soi, sur ce chemin de rien, l’on se trouve. Sûrement parce que l’on est
soi-même aussi toujours constitué de ce rien. Pris entre les deux mâchoires de
l’existence : l’une, cette gravité qui nous comprime et forme et tient ;
et l’autre, plus nucléique, avec son lot de questions invincibles. Néanmoins c’est
ce rien qui nous laisse l’espace où articuler en nous ce qui n’est pas rien, ce
qui est ou semble tout.
Alors parfois on peut lire un livre où l’on ne trouvera
rien, que des questions, comme : Pourquoi
un tel livre a-t-il été écrit ? Des questions qui nous articulent,
nous meuvent, nous déplacent en d’autres points de nous-même. Et ce sont en ces
points que nous découvrons que nos animadversions ont une vocation tout aussi
analeptique que nos penchants. Seulement ces éléments de force regagnés
n’intéressent ici que moi. Je ne parlerai donc que d’un seul livre.
Un livre où l’on ne trouve rien, ce n’est en aucun
cas la situation de ce livre d’Alain Brissiaud. Je ne relèverai pas, non, qu’après
une vie consacrée à l’œuvre des autres l’auteur ait attendu un âge avancé pour nous soumettre ses poèmes — qui
atteignent ainsi une forme et une énergie intime nées déjà au bout de leur maturation. Et comment pourrait-on s’empêcher
de penser que cette condition, associant une gestation infiniment tenace à sa
très tardive présentation au gros d’entre nous, figure ce qu’il y a de plus
estimable dans le commerce de la poésie ?
Il y a des textes qui nous semblent fermés de prime
abord mais dont on reconnaît plus tard que ce n’est qu’en raison d’un manque de
ce culot que nécessite toujours un peu l’accès à une voix neuve. On se rend
compte après avoir maintes fois fait le tour de la propriété, arpenté le
terrain, collé le front à la vitre de chaque poème, que la porte d’entrée était
sous nos yeux. Sous nos yeux, mais plus humbles que nos yeux. Il fallait
simplement tendre la main vers cette porte discrète, invisible, d’une pudeur
qui nous la rendait presque passivement hostile — par manque d’exercice. Une
porte transparente mais que le bout des doigts peut aisément toucher et dont le
simple contact suffit à l’ouvrir. Ce Paul par exemple ne nous est pas
inconnu :
Paul
j’aborde ta contrée d’innocence
par le versant
où la pierre use mon pas
tu es dessous
dans les eaux souterraines
cherchant la lumière
une branche brisée
ne peut
t’en détourner
Quelques matins, sur ma route, il m’est arrivé
d’avoir une pensée pour la poésie d’Alain Brissiaud. Et souvent cette pensée se
liait au mot fidélité. Le mot fidélité joint à d’autres. Mais celui-là
toujours présent. Présent à cheval sur tous les sentiments, toutes les
sensations. Fidèles sensations sentimentales. Fidèles sentiments sensuels,
sensitifs. Cette voix qui s’y adonne n’a pas quitté la terre de tous les
hommes. Elle y a tiré un trait — comme un éclair solide et qui brûle et enlumine
ce chemin — entre l’homme et l’esprit de l’homme, entre l’esprit de l’homme et
l’amour, entre l’amour et la terre, entre la terre et l’homme. C’est une voix
de la nature de l’homme. Elle va aussi loin de celui par qui elle porte qu’elle
est proche de celui qui l’accueille et porte.
L’on perçoit dans cette poésie comme une manière de
séparation et qui serait tout à la fois fusionnelle — d’avec l’autre, d’avec la
nature, le temps, etc. Et d’avec toutes les facettes de soi. Une rupture si
vive qu’elle refond aussitôt ensemble, et plus durablement, tout ce qu’elle
rompt — créant simplement l’énergie brève que nécessite ce soubresaut de
lumière qui chaque fois imprime plus en nous l’objet pudique du poème.
Ces remuements de sentiments à l’orée du secret,
frontaliers de l’inavouable, galets légers polis doucement par l’eau d’une
observation et le temps. Petites choses décisives libérées des chemins durs qui
nous y conduisent. Les essences seules, émancipées, se contactent, et de leur
parfum général émane tout le sens.
Avec une ouverture du sens dans assez de directions
qu’accroché à une vue aussitôt elle cède et fait nous suspendre à une suivante,
plus basse ou plus haute, plus enfouie ou périphérique.
Certaines strophes sont bues d’un trait jeté droit
au cœur, quand d’autres demandent qu’on les gardent en bouche ou sous la langue.
Ce n’est pas un rythme qui produit l’effet. C’est
une fréquence qui l’émet. Une fréquence dans le cœur, dans le sang. L’esprit
vient après. S’il vient. Il n’est pas ici une astreinte. Il peut être dans sa
vacance. L’on s’adresse souvent ici à toute l’intelligence de tout le reste
dans l’homme. Cela suffit. Cela épuise et repose. Et germe. Et lève.
C’est
la même parole
du même poids
même
impossible parole
qui vit de moi
Comme l’écrit Auster de celle de Dupin, on pourrait
également dire de la poésie de Brissiaud
qu’elle « exige de nous moins une lecture qu’une absorption ».
Elle qui passe par le cœur, le sang, qui leur parle bien avant l’esprit. Elle
conjure la vie et le reste — tout son dépôt — de tout ce qui la fait qui nous
reprend par les frontières qui nous unissent à la terre, à l’eau, au songe, à
la lumière, à la chair.
Lire Alain Brissiaud c’est s’introduire dans un
corps de poésie. Un corps où se sont fichées toutes les flèches d’aucun sentiment
oublié.
Il est entendu que notre interprétation d’une voix
peut nous faire basculer dans une zone que son auteur lui-même trouverait
insolite ou idiote — ce qui lui ferait une joie ou lui signifierait un échec.
L’auteur, pas plus que le lecteur, n’ont précisément idée de ce que l’un fait dans
l’autre, ou pour l’autre. Seulement la poésie est une magie à qui la manipule
bien. Ponctuation, diction — même interne —, champ lexical, structure,
thème-prétexte sont autant d’outils imparfaitement saisissables mais qui sollicitent
leur conversion en gestes bien tangibles débouchant à un rituel — même bref,
même dérisoire. Ce rituel pourtant fondamental, quoique presque toujours
subconsciemment commandité.
Je tremble quand tu poses tes yeux
sur chacun de mes mots
et fouilles
et cherches
le signe enseveli
qui serait le dernier souffle
arraché
[Note de lecture publiée sur le site de la revue Terre à ciel en juillet 2023.]