Positions

Chris Burden, Shoot, 1971


























Nous assistons, dans les anti- et les pro-, à certaines étapes du deuil. Principalement au déni et à la colère. Les anti- et les pro- ont beaucoup plus en commun qu’ils ne le pensent. Chacun des ces deux groupes, à quoi l’on voudrait, par intérêt ou indolence d’esprit, désormais réduire cette société, partage la même obsession pernicieuse : rétablir le monde « d’avant ». Mais le monde « d’avant » est mort. Comme le monde qui aura immédiatement précédé cette fin d’été 2001 a fini avec le 11-Septembre, le monde qui aura immédiatement précédé le printemps 2020 a fini avec le Premier Confinement.

Réduire notre univers actuel à deux groupes qui se combattraient est une aberration. Et un instrument. Une aberration, car il existe entre ces deux clans de prosélytes agressifs toute une gamme infiniment nuancée. Un instrument, parce que le gouvernement se sert de ce schisme à la fois comme d’un levier et comme d’un écran.

Le gouvernement en désignant lui-même les « justes » les vaccinés se permet dans un même élan de montrer du doigt tous les autres comme des réprouvés. Des criminels par anticipation, des irresponsables qui vont tuer. Mais qui n’ont commis aucun crime. Nous vivons dans une société de procès. Personne ne peut plus aujourd’hui accepter comme un fatum les conséquences d’un fléau naturel sans en rechercher la responsabilité parmi les acteurs publics ou privés. Une inondation ? C’est l’aménagement du territoire. Une pandémie qui ne ralentit pas ? Les non-vaccinés feront l’affaire. On joue sur la peur ; on fait naître du ressentiment. Ce sont depuis toujours deux leviers efficients. Tout gouvernement, bête à sang froid, sait bien tout ça et en use. Et nos dirigeants décomplexés indiquent à haute voix les ennemis : « Les moutons ne sont pas ceux que l’on croit. » Ce sont ces irresponsables de non-vaccinés qui tuent...

Montrer du doigt les non-vaccinés pour faire oublier, par cet écran, que ce déconfinement a été précipité pour des intérêts... de santé, oui... mais pour l’outil, pas pour l’homme. Un bon ouvrier n’oublie pas de graisser son outil. L’outil c’est cette population. Ces maillons de la chaîne économique qui commençaient à couiner. Pfizer, Janssen, AstraZeneca auront été la graisse nécessaire pour faire repartir la chaîne. Et à cette fin nos dirigeants ont agité la carotte désormais bien connue des libertés retrouvées, et engagé les vaccinés (puisqu’ils ont été « libérés ») à penser qu’ils sont les « bons », et les non-vaccinés les « mécréants » à neutraliser et à punir. Pierre Duchau a fait récemment une remarque intéressante à propos de cette fracture : « L’ambition est sans doute par-là de substituer au ressentiment vertical du peuple contre les gouvernants une défiance horizontale du peuple contre lui-même. C’est là, pour tous, un jeu très dangereux. »

Il n’est pas question de complot. Arrêtons avec ce vocable qui n’est jeté à tout bout de champ que pour décrédibiliser toute tentative de réfléchir à tous les intérêts politiques, économiques ou privés qui sont en jeu. Non, nul complot. Mais des tripotages. Les mêmes petits arrangements qui durent depuis la nuit des temps. Depuis l’invention de la propriété et l’apparition d’un concept de pouvoir.

Pourtant, parallèlement à cette orchestration dissonante, le brise-glace de la science va son petit bonhomme de chemin, ouvre une voie parmi ce grinçant amalgame. Et il ne fait aucun doute que ces vaccins sont primordiaux.

Mais la liberté de jouir de son propre corps, de garder l’usufruit de ce bien que la vie nous a octroyé, l’est encore davantage chaque fois fois que ce corps est dans la possibilité de n’exercer aucune influence nocive sur un autre. Et cette possibilité existe, des vies sont ainsi établies qu’elles n’exposent à aucune dangerosité celle du proche ou du voisin.

L’État veut faire porter le chapeau aux anti-, tout en greffant à leur engeance les indécis, les sceptiques ; de nombreux non-vaccinés aussi qui croient à l’efficacité et à l’utilité du vaccin mais qui conservent à cause d’une manière de vivre qui s’y prête ou d’un « art de la prudence » maîtrisé l’espoir de garder le contrôle de leur propre corps. Faire porter ce chapeau des décisions irraisonnables et intéressées du gouvernement à tous les non-vaccinés permet bien sûr de gagner à sa cause le gros des vaccinés. Et les anti- y trouvent également leur compte : leur désignation en tant que boucs émissaires va dans leur sens, alimente leur espoir d’enchérir leur influence et entérine l’exacerbation de leur défiance.

Si les pro- et les anti- sont obsédés par cette même chimère celle obscènement exhibée par le pouvoir d’un retour à la normale —, les non-vaccinés « modérés » et les vaccinés « modérés », eux, pris en otages, sous les feux de ces deux prosélytismes, restent calmes. Non pas « à sang froid », mais calmes. Le désir de retrouver ce qui n’est plus, qui rend si perméable aux tours de passe-passe de l’État et de ses opposants forcenés (se présente l’image de l’objet disparu : sous l’égide de cette image, on accepte tout à condition de ne plus la perdre), ne les impacte pas ou peu.

Nous voudrions tous revoir l’ancien monde : même pas beau, même pas bon, mais moins moche et méchant. Néanmoins soyons calmes, raisonnables : le monde « d’avant » est mort. Il faut accepter d’en faire le deuil. Et gardons en tête que ce vaccin apporte une solution de confort (encore que provisoire) pour le nouveau monde mais aucune clé pour revenir à l’ancien.


(Je me désobéis, je m’écarte de mon credo, et je n’en suis pas fier. J’y retourne. « Passé la trentaine, on ne devrait pas plus s'intéresser aux événements qu'un astronome aux potins. »)