De la matière qui rêve

Bill Viola, Ascension, 2000













« L’acte de penser l’intéressait maintenant plus que les douteux produits de la pensée elle-même. [...] Toute sa vie, il s’était ébahi de cette faculté qu’ont les idées de s’agglomérer froidement comme des cristaux en d’étranges figures vaines, de croître comme des tumeurs dévorant la chair qui les a conçues, ou encore d’assumer monstrueusement certains linéaments de la personne humaine, comme ces masses inertes dont accouchent certaines femmes, et qui ne sont en somme que de la matière qui rêve. Bon nombre des produits de l’esprit n’étaient eux aussi que de difformes veaux-de-lune. D’autres notions, plus propres et plus nettes, forgées comme par un maître ouvrier, étaient de ces objets qui font illusion à distance ; on ne se lassait pas d’admirer leurs angles et leurs parallèles ; elles n’étaient néanmoins que les barreaux dans lesquels l’entendement s’enferme lui-même, et la rouille du faux mangeait déjà ces abstraites ferrailles. Par instants, on tremblait comme sur le bord d’une transmutation : un peu d’or semblait naître dans le creuset de la cervelle humaine ; on n’aboutissait pourtant qu’à une équivalence. […] Il en allait des figures assumées par l’esprit comme de ces grandes formes nées de l’eau indifférenciée qui s’assaillent ou se relaient à la surface du gouffre ; chaque concept s’affaissait finalement dans son propre contraire, comme deux houles qui se heurtent s’annihilent en une seule et même écume blanche. […] Maintenant, en faveur d’un examen plus poussé, il renonçait temporairement aux concepts eux-mêmes ; il retenait son esprit, comme on retient son souffle, pour mieux entendre ce bruit de roues tournant si vite qu’on ne s’aperçoit pas qu’elles tournent. »

in L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar