Matière d'une table

Jean Dubuffet, Table de suspension de pensée, 1952
























Dans cette partie du parc j’ai retrouvé
notre table, notre « bureau » qui domine
le lac et l'île où jacassent et cancanent
encore les oies, les canards. Ses planches
alors vertes, sur lesquelles je te vois
aujourd’hui encore graver nos liens…
Autour rien n'a changé. L'herbe chiche
communie toujours avec cette succion
de sa boue les jours où le ciel crache.
Les arbres peut-être maintenant bruissent-ils
plus haut. Quoique plus loin de nous
leur ombre est la même. Rien. Ou alors
les canards, les oies, plus gras et qui laissent
dériver, se désagréger le pain qu’à
présent trop d’enfants leur jettent. Rien.
Et puis si. Les planches ont noirci. On
dirait la pulpe d'une pomme pelée l’eau
à la bouche, mais au bout du compte
intouchée. Ma main passe sur la vermoulure.
Les années absentes. Elle ne relève rien.
Pas un mot. Ce n'est pas la matière
des mots qui manque, mais la matière où
était fixée la matière de ces mots. Autant
dire des êtres différents que nous fûmes.

in Sole povero, Bruno Guattari Éditeur, 2023