En attendant un regain

Rebecca Horn, Pencil Mask, 1972



















En attendant un regain d'énergie, quelques mots.
Je suis absolument d'accord avec Emaz sur ce point : toutes les interprétations du lecteur sont acceptables. Et le poète économisera d'autant plus sa santé mentale en acceptant de laisser « partir » son poème. Le lecteur en fait ce qu'il veut/peut, pioche en lui les clés, le monte avec ce qu'il y voit/ressent. Un poème achevé est toujours un poème définitivement inachevé, pour reprendre les mots de Duchamp, puisqu'on ne termine jamais — ou on ne le sait pas, ce qui revient au même, l'achèvement n'étant en poésie que l'idée fugace que l'on s'en fait, la carotte où mordre l'air.
J'ai depuis longtemps la certitude que le poème se finit dans le lecteur. Et le poète ne peut plus être ce lecteur. Ce lecteur de lui-même est absent. Car le moi qui écrit n'est pas celui qui relit, moins encore celui qui a lu. Et cette absence — qui le fend, l'écarte de lui-même — tacitement il la tolère — plus qu'il ne l'accepte — seulement parce qu'il guette dans l'espoir d'être lu l'espoir second que germera dans le lecteur ce qu'il lui a manqué et qui donc finit.
Ecrire, dans mon cas, s’apparente à « ne pas réussir à vivre », à troquer cette vie contre son double abstrait où le mensonge  altruiste ou égoïste, et qui m’épuise et que j’évite comme une peste  n’est plus le langage commun. Je ne vois donc jamais l’intérêt de parader, de faire sa roue dans un livre.
Si je dois publier  et ce télescopage adviendra  c’est principalement pour mes proches, pour que cesse chez eux cette honte tue  je le sens  et légère du côtoiement de l’apparent oisif, de l’insulaire, du dématérialisé volontaire. Quand je dis que je ne veux rien, cela choque ou cela est simplement balayé de la main comme une provocation. Pourtant je crois par exemple de plus en plus qu’un poème une fois écrit  même mentalement  ne serait pas moins efficient jeté en terre comme une libation, un pufenua polynésien, et ce dans le plus grand secret, parce qu’il est une portion de ce souffle qui ne nous est que prêté, senti.
Poète ? Je ne m’accepte poète que lorsque ma précarité à être implore un terme qui tranquillise et consolide. Je ne suis pas poète autrement. Quant aux boudoirs du monde poétique ils m’assèchent par avance. Je ne veux pas de cette galerie des glaces. L’unique carrière est celle où tirer de soi. Je ne veux pas de celle où penser briller. Je me terre. Cette attitude me sauvera ou non. Je sens seulement parfois quelque chose qui gravite et insiste en moi et que j’expulse, en le filtrant, raffinant (ce dernier terme définissant tour à tour la quintessence tirée de cette « chose » ou sa fragilisation et qui fait le poème réussi ou raté) avec ce peu d’outils que l’habitude d’une posture méditative m’a concédé. C’est tout. Je ne demande pas grand-chose.
Néanmoins cette nécessité d’un second esprit pour parachever cette dialyse que représente en quelque sorte le geste d’écrire et cette croyance en un acte intime et celé qui touche au sacré sont deux positions contradictoires. Deux issues qui font une faille. Mais j’aime croire que la poésie non seulement survit à ce paradoxe, mais y puise son aliment attractif. Cette saveur apéritive de l’énigme au compte-gouttes.

in Stéphane Bernard & Compagnie, Mauvaise Graine, 2014