Un ragoût d'orgueils

James Ensor, L'Intrigue, 1890

















Pardon, je te fais attendre. Du mal à ouvrir les vannes. Les bonnes. Et pourtant je cause, je cause... Mais le débit est vicié.
Le réseau me mange, doucement. Je déroule, découvre. Le miraculeux, la lie, l'ordinaire. Les passions, les prétentions. La complicité, la tendresse. Les mendicités. Les masques fondent ou plombent, brouillons, poreux, ou parfaits. Les caractères. Les stratégies grossières. L'autosuggestion, à rire ou à pleurer. La charité. Le prêche. L'étal. Le marché. Les gens... J'en sors chaque fois un peu hébété. Comme sale aussi, et coupable de m'être sali (comme quand j'ai longtemps écrit). Une chose dite ou pensée, un énervement — par quiproquo, une mortification par les mots... L'idée que communiquer — avec légèreté, esprit, ou pragmatique et martial — c'est encore tresser un pont de singe au milieu de nulles rives.
L'envie de se coudre les lèvres des doigts. Etouffer les vibrations du ring. Et leur écho dans le sang. 
Le réseau est un ragoût d'orgueils, d'egos, de vanités, et qui épuisent ; mais aussi de mains, d'oreilles, de voix tendues qui éveillent et relèvent. Il est un entraînement.
J'ai ce patchwork de voix chaque jour sous le nez et je ne peux dire s'il m'éloigne ou me rapproche de ce que je suis. Le travail en cours, les œuvres des maîtres, celles de nos contemporains, connus ou non, les premiers pas, les suivants, et tout ça l'œil comme par-dessus une épaule. Et puis j'écris, et me surprends : parce que je sens maintenant pleinement mon âme battre au cœur de textes qui me semblent étrangers. D'eux suinte le gisement du moi infini. Peut-être que de la peur, celle de se connaître davantage, se mêle-t-elle à celle de perdre un peu celui que l'on croyait être cette fois vraiment soi.
Il est 5 heures. Voilà, le réseau me tient dans ses fils. C'est ma petite carte postale. Le temps est variable. On s'amuse autant qu'on s'ennuie.


(Extrait d'un mail à Christine Saint-Geours, novembre 2013)